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Marguerite Pilven

Marguerite Pilven

Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Marguerite Pilven

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    Anish Kapoor, sculpteur démiurge

    Il y a 12 ans

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    Anish Kapoor, sculpteur démiurge
    Des premières pièces, d’apparence minimaliste aux installations monumentales récentes et en cours, Anish Kapoor développe une oeuvre d’une grande cohérence, portée par l’ambition, démiurgique, de façonner un univers. Entre ses mains, tout devient matière, malléable et sujet à transformation. Ses oeuvres que l’on qualifiera plutôt de « dispositif » instaurent une topographie mouvante qui a pour objet d’intervention ultime le spectateur lui-même.

    Un espace et une temporalité extensibles

    Conçues en 1981 et d’apparence très simple, les sculptures regroupées dans les installation 1000 Names et To reflect an intimate Part of the Red ( 1981) contiennent déjà une caractéristique constante des oeuvres d’Anish Kapoor : leurs propriétés physiques défient leur stricte limitation spatiale et provoquent une instabilité de la forme. Les pigments colorés affirment leur nature volatile en débordant les contours des sculptures. Le regard passe simultanément de la matière pigmentaire brute à son actualisation dans une forme. La « sculpture » déborde son identité d’objet en soi pour s’apparenter à un phénomène en devenir.
    Le temps est l’autre donné intangible auquel Anish Kapoor se mesure. Non pas le temps commun des horloges mais celui, singulièrement éprouvé, du ressenti. Une pièce comme Ishi’s Light inscrit le spectateur dans sa structure enveloppante. Sa forme convexe l’isole dans une coque protectrice. En neutralisant l’environnement immédiat, Anisk Kapoor crée une parenthèse méditative. Espace et Temps : deux dimensions de l’expérience qu’il dilate pour intensifier l’aptitude du regardeur à ressentir par lui-même.

    La fusion de l’extérieur et de l’intérieur

    Les dispositifs récents d’Anish Kapoor tendent à envahir de plus en plus l’espace pour s'y affronter et parfois l'englober. Elles absorbent le ciel (Sky Mirror, 2006), s’enracinent dans le sol (Suck, 1998), avalent les architectures (Taratantara, 1999) et happent le spectateur dans leur surface concaves et réfléchissantes. Elles commandent une dialectique complexe où le dedans et le dehors s’interpénètrent et se livrent à un jeu de force permanent. La suprématie de l’un sur l’autre est mise en jeu, renégociée, objet d’un équilibre précaire. Un titre d’oeuvre comme Turning the World Upside Down est emblématique de cet espace en mutation constante. En sculpteur total, Anish Kapoor se mesure à l’espace dans sa globalité. Il façonne ce donné intangible qui structure notre perception en travaillant les passages entre les vides et les pleins, les espaces ouverts (qu’il condense par des jeux de réflexion, des surfaces miroitantes) et fermés (qu’il dilate en les forçant ou en creusant des passages).
    En court-circuitant la distance entre le visiteur et l’oeuvre, Anish Kapoor rejoint une conception romantique de l’oeuvre d’art perçue comme fusion de l’esprit avec le monde sensible. Certaines de ses sculptures s’apparentent d’ailleurs à un corps ouvert, une membrane dont l’épiderme, parfois tendu en forme de trompe, absorberait toutes les données sensibles. C’est vers cette fusion d’ordre épidermique avec l’oeuvre qu’Anish Kapoor pousse le spectateur à son insu. L’emploi de la couleur joue un rôle central dans cette stratégie d’immersion. Connu pour sa propension à exciter et à émouvoir en accélérant le flux sanguin, le rouge est la couleur qu’il choisit pour noyer l’architecture du Grand Palais. Happé dans une plage colorée continue et vibratoire, le regardeur intériorise la couleur qui s’impose à lui. Il perd pied avec les données objectives du temps et de l’espace et fait l’expérience d’un vertige. Devant une oeuvre d’Anish Kapoor ( par exemple ses disques luminescents où le « fond » se dérobe), il n’est par rare que la main veuille prendre le relais de la perception pour vérifier une intuition, se raccrocher à quelque chose de tangible dans un espace fuyant. C’est tout le sens de la pièce intitulée The Heeling of St Thomas ( 1990) où une plaie rouge fissure un mur. Le spectateur est lui-même fissuré dans ses certitudes, contraint à se perdre pour reconstruire, dans un temps second, sa relation avec l’oeuvre.

    Trous, vulves et plaies

    Il est fréquent que les sculptures creuses d’Anish Kapoor prennent l’apparence de vulves ou de plaies. Ces métaphores corporelles renvoient simultanément à l’idée de vulnérabilité et de naissance. Dans un entretien avec Anish Kapoor, Gilles A. Tiberghien dit au sujet de Paint Train que « l’on ressent très puissamment cette pénétration (d’un bloc de cire dans un couloir) comme une violence. » En l’occurrence, les oeuvres d’Anish Kapoor forcent aussi l’intimité du spectateur en la manipulant et en la bouleversant. Elles le place dans des conditions physiques qui le rendent poreux et malléable. On retrouve cette idée, abordée précédemment, d’un espace de friction créé entre deux échelles dont la suprématie de l’une sur l’autre se redéfinit constamment. Chez Kapoor, l’oeuvre impressionne le spectateur. Nous sommes loin de l’assertion duchampienne qui affirme que « ce sont les regardeurs qui font le tableau ». Des œuvres d’Anish Kapoor, radicalement baroques au regard de cette approche conceptuelle, on pourrait écrire exactement l’inverse : que « c’est l'oeuvre qui fait les regardeurs ». Suivant la logique de paradoxes et de renversements qui anime chaque proposition d’Anish Kapoor, le contemplateur est d’abord manipulé par l’œuvre mais cette aliénation n’est qu’un passage au terme duquel il se redécouvre en tant que sujet.

    avril 2011.
    Texte écrit dans le cadre de mes activités de guide conférencière à la Monumenta 2011.
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Présentation

    Il y a 12 ans

    Présentation
    Diplômée en philosophie et en histoire de l’art, je débute en 2003 une activité de journaliste indépendante en publiant mes premiers articles sur le site Internet d’art contemporain paris-art.com

    Remarqués des professionnels, ces écrits suscitent d’autres demandes et me conduisent à travailler directement avec des artistes et des galeristes, pour l’écriture de communiqués de presse et de texte pour des catalogues d'exposition. Par ailleurs, je conçois et rédige des supports de communication variés : dossiers pour les collectionneurs et les foires internationales, dossiers de demande de résidence ou d’aides à la création pour les artistes, écriture de textes introductifs pour leurs portfolios...

    Pour plusieurs de ces artistes, cette première rencontre ouvre une possibilité de dialogue dont ils estiment l’apport précieux. Ma collaboration s’étend alors à des projets qu’ils poursuivent ailleurs, parfois sur plusieurs années.

    Les écrits ici séléctionnés ont pour ambition d’introduire l’œuvre d’un artiste ou le concept d’une exposition, de manière exigeante et documentée, en privilégiant l’approche descriptive. Il s’agit chaque fois, de décrire une expérience au contact des œuvres, cette dimension participative souhaitant donner envie au lecteur de s’y intéresser.

    S'appuyant sur l'étymologie du mot, Gilles Deleuze rappelait qu'être "inter-esse", c'est d'abord "être parmi les choses", pour les vivre et se les approprier. Un positionnement que je développe aussi en tant que curatrice indépendante.

    Marguerite Pilven
    octobre 2011
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

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    Sandrine Pelletier, Goodbye

    Il y a 12 ans

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    Sandrine Pelletier, Goodbye
    Connue pour ses broderies aux thématiques violentes ou fantastiques, Sandrine Pelletier continue d'employer le fil comme vecteur privilégié d’expression. À l’occasion de son exposition chez Rosa Turetsky, elle choisit de tisser des chevaux grandeur nature dans l’espace de la galerie. Leur silhouette prend forme dans un entrecroisement de fils de laine partant du plafond et enduits de goudron et de latex.

    L’artiste emploie pour la première fois cette technique de gainage au latex en 2007, pour solidifier des figures en dentelle qu’elle fait librement se déployer sur le sol et les cimaises. Ses chevaux franchissent une nouvelle étape : la troisième dimension.

    Representés de profil, la patte avant fléchie, ils se conforment aux canons esthétiques de la statuaire équestre. Leur fonction de monture, ainsi soulignée, reprend comme en écho cet enjeu formel de conquête de l'espace. Un espace que les chevaux traversent et dans lequel ils prennent corps par ce maillage de lignes. L’alternance de vides et de pleins qui les constitue joue des mêmes effets graphiques que le dessin avec le blanc de la page. Pelletier confiait dans une récente interview : « J'aime penser au dessin comme un fil qui se déroule, nerveux, flou ou précis. Tout est presque lié au fil dans mon travail. »

    Le fil que l’artiste prenait déjà un plaisir manifeste à laisser pendre de ses broderies, s’affirme en tant que tel avec la réalisation de ces figures affranchies de support. Les chevaux se forment et s'évanouissent dans le réseau et les circonvolutions de la broderie aérienne, comme maintenus au seuil de leur définition ultime. Une impression que Pelletier renforce en omettant de représenter certaines parties de leur anatomie.

    De multiples légendes et mythes associent le cheval aux forces dynamiques de destruction et de régénérescence. Réifiés dans le goudron, flancs ouverts, ceux de l’artiste rappellent les chevaux de l'Apocalypse, par leur allure de carcasse calcinée, ou la monture des figures maléfiques qui hantent certains récits populaires. Mais le fragile maillage qui les forme et leur caractère inachevé les assimile aussi à des énergies en devenir. L'impression simultanée de formation et de dissolution du cheval dans les lignes évoque aussi son assimilation au flux et au reflux de la mer.

    Cette pièce convoque plusieurs aspects chers à Pelletier : son goût pour le maniement des matières et la création de nouvelles combinaisons, son attrait pour une iconographie populaire, aux résonnances affectives fortes et symboliquement dense. Pelletier experimente également ici la frontière entre abstraction et figuration. Elle s'intéresse au mouvement dynamique qui mène de la ligne à la figure et en explore le potentiel esthétique.

    Sandrine Pelletier
    Goodbye
    Galerie Rosa Turetsky, Genève


    communiqué de presse pour la galerie Rosa Turetsky, 2009
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    Thème : Arts plastiques
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    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Keith Tyson, The Sum Of All Possibles Paths

    Il y a 12 ans

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    Keith Tyson, The Sum Of All Possibles Paths
    L’exposition "The Sum Of All Possible Paths" (La somme de tous les chemins possibles) de l’artiste britannique Keith Tyson, nous promène dans la diversité de ses méthodes créatives et l’hétérogénéité de ses styles. Rien ne rapproche a priori la composition rigoureuse du tableau intitulé History Painting où alternent des bandes verticales noires et rouges et cet autre intitulée Nature Painting figurant un espace abstrait totalement psychédélique.
    Et pourtant, il existe un point commun. Ces œuvres sont le résultat d’une mise en place de procédures créatives qui mêlent le hasard et la nécessité, à la manière d’un jeu, avec ses règles et ses surprises.

    Pour les History Paintings, la roulette du casino décide de l’ordonnancement des bandes colorées. À chaque chiffre, Tyson assigne une couleur : vert pour le zéro, rouge pour les chiffres pairs et noir pour les impairs. Concernant les Nature Paintings, l’artiste dépose des pigments sur une plaque d’aluminium ou de verre qu’il fait ensuite chauffer. Les matériaux réagissent de diverse manière en fonction de leurs composés chimiques. La seule chaleur conditionne la manière dont ils vont s’étaler, se superposer ou se mélanger.

    Par cette démarche à la fois ludique et conceptuelle, Tyson cherche à s’émanciper des conceptions anthropocentriques de l’art. En recourant à la règle et au hasard, il met en retrait sa volonté personnelle, laissant certains aspects de l’œuvre advenir par eux-mêmes. Des rapports de causalités de nature chimique ou mathématique opèrent, dont les œuvres sont le résultat final. Faut-il considérer cette position comme une supercherie, avis que le collectionneur Saatchi et l’artiste Tracey Emin ne manquèrent pas de communiquer lors de la remise à l’artiste du Turner Prize, en 2002 ? Pas si l’on considère que l’idée est de mettre en branle des moteurs créatifs situés hors de la volonté ou du désir subjectif, pour élargir le domaine des possibles de l’art.

    Tyson s’appuie sur des aspects empiriques, à la manière d’un scientifique qui se mettrait en retrait de son objet pour l’analyser et en tirer des hypothèses de travail ou de nouveaux champs d’investigation. Sa démarche est dialectique, qui procède de l’observation, puis de la réappropriation de certaines données de l’expérience.
    Les œuvres intitulées Tabletops Tales sont réalisées sur des tables de travail usagées que Tyson récupère dans la rue. Leurs accidents de surface deviennent le prétexte d’une dérive de l’imaginaire. Crevasses et sillons se transforment en une cartographie mentale surréaliste, en reliefs planétaires ou en profils de visages étrangement déformés.

    Un goût de l’étrange et du dépaysant caractérise les productions de l’artiste. Ses Studio Wall Drawings sont de grands dessins qui fonctionnent comme un journal, une production en marge qu’il punaise aux murs de son atelier et dont il récupère des idées ou des aspects pour ses pièces à venir. Sur un immense dessin de galaxie, l’artiste a écrit Oh sure, your situation is unique, autre manière de situer l’ego dans une réalité qui le dépasse.
    À partir d’idées relativement simples, Tyson cherche toujours à inscrire son travail dans la complexité de l’existence et du monde. Comme il l’écrit dans le communiqué de cette exposition : « Je ne cherche pas à être évasif ou suffisant lorsque je dis que pour expliquer l’existence d’une œuvre, il me faudrait expliquer l’origine de l’univers en son entier ». Quelque part, son approche peut faire penser à celle de Gabriel Orozco dont un critique écrivait à propos de son travail : « Il s'agit de réinventer un espace qui soit à la fois physique et mental, réel et fictif, dont les repères sont connus et inconnus. Établir des règles du jeu qui appartiennent à plusieurs mondes ».

    Pour paris-art.com, 2006
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    Thème : Arts plastiques
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    Tatiana Trouvé, Il est arrivé quelque chose

    Il y a 12 ans

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    Tatiana Trouvé, Il est arrivé quelque chose
    L’atmosphère si particulière de l’exposition de Tatiana Trouvé tient d’abord à la disposition des objets dans l’espace. Leur agencement décrit un circuit, un parcours visuel et mental que souligne une main courante fixée le long des cimaises. Les pièces, structures réalisées avec de fins tubulaires métalliques contribuent également à dessiner l’espace. L’œil suit l’arête des objets dont les articulations sont autant de vecteurs, d’agents de liaisons entre les éléments qui les constituent.

    Selles de vélo, barre amovible, boules de ciment reliées par une chaîne, tout pousse à croire qu’un secret rapport de causalité a motivé ces rapprochements. La selle de vélo suggère une dimension ludique ou utilitaire de ces dispositifs. On parcourt mentalement le mécanisme de l’objet, essayant d’imaginer ce que sa mise en branle pourrait provoquer, mais c’est en vain. On ne pourra pas l’essayer non plus, en raison de sa taille minuscule. Non seulement l’objet se ferme à toute logique d’usage mais il nous tient à distance par son échelle inadéquate. Notre sort est semblable à celui de Gulliver que sa taille rend étranger à ce qui l’environne.

    Malgré l’étrangeté des pièces, on n’a cependant jamais l’impression de basculer dans l’absurde. Leur rigueur architecturale pousse à y rechercher une logique interne. S’il est évident qu’elles n’entretiennent guère avec le réel un rapport d’ordre mimétique, elles ne sont pourtant pas dépourvues d’un air de famille avec les objets qui peuplent notre réalité.

    Ces pièces finissent cependant toujours par opposer à nos projections leur troublante autonomie. Le mouvement de va-et-vient entre sujet et objet, caractéristique de la tentative de constitution d’un sens se brise, comme pour mieux reconduire le sujet à lui-même. L’échelle réduite des objets ne nous place-t-elle pas déjà dans un rapport d’extériorité ?

    Composée de fines rangées de tuyauteries reliant le sol de la galerie au plafond, une installation centrale articule l’espace en plans distincts. De petites chaises transparentes disposées par endroits lui donnent un semblant d’humanité. En suggérant la présence du corps d’une manière indicielle, Trouvé souligne la désertion d’un lieux potentiellement vivable. Mais tout en feignant la disponibilité, les pièces sont rétives à toute saisie définitive d’un sens. Leur caractère ironique renvoie toujours le sujet à lui-même.

    Plusieurs analyses du travail de Tatiana Trouvé ont opéré des rapprochements avec la psychanalyse. Ce mutisme des objets pourrait bien faire penser à la retraite silencieuse de l’analyste par lequel l’avènement de la conscience de soi devient possible. De la même manière que les mots se détachent avec force dans le silence de l’analyse, notre présence physique est mise en valeur au sein de ces objets muets, constamment interrogée, défiée.

    Tatiana Trouvé
    Il est arrivé quelque chose
    Galerie Vallois, Paris


    Pour paris-art.com, 2005
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

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    Rosier, Desgrandchamps, Luxemburg... Supernatural
    Autour de l’intitulé Supernatural évoquant l’idée d’une vision sublimée de la nature, les galeristes Gwenolée et Bernard Zürcher rassemblent un ensemble de travaux dont les propositions ont en commun de faire basculer notre perception naturelle vers une appréciation du réel proche de la vision ou de l’hallucination.

    Par de vastes travelling évoluant très lentement à la surface d’un lac bordé d’arbres, la vidéaste Mathilde Rosier entraîne notre regard dans des jeux de reflets sur la surface ridée des eaux, espace fluide et réfléchissant où les éléments du paysage se télescopent. La fine buée qui recouvre son objectif affaiblissant la définition de l’image contribue à créer une impression de dérive de l’œil vers un paysage intérieur, non soumis à des données objectives.
    D’autres séquences épousent le rythme d’éléments naturels, comme lorsque l’artiste s’attache à filmer en très gros plan la lente évolution d’une coquille d’escargot. En supprimant toute distance entre sujet et objet, Rosier noie notre regard dans les détails du paysage, en une expérience menant de la visibilité extrême à l’aveuglement progressif.

    Cette fusion du sujet et de l’objet propre à la fascination est aussi à l’œuvre dans les grands tableaux à l’huile de Marc Desgranchamps. Le thème de la contemplation est d’emblée évoqué par la représentation d’une femme nous tournant le dos et regardant un paysage maritime à l’horizon fortement marqué.
    A la manière des tableaux de Friedrich, cette figure féminine sert de relais entre notre propre regard et le fond du tableau. Un jeu de transparences provoqué par la dilution extrême des couleurs fait se confondre les plans, rendant le paysage visible à travers le corps de la femme. L’artiste nous livre par ce procédé une vision synchrétique, comme rêvée de la scène où les notions de proximité et d’éloignement sont abolies.

    La frontière entre la réalité factuelle et ses métamorphoses rêvées est aussi explorée dans les photographies de Joan Fontcuberta. Les images exposées sont issues de la série des Milagros, réalisée lors d’une période en résidence à l’école monastique de Valhamönde, à la frontière de la Finlande et de la Russie.
    Cet endroit situé au cœur d’un labyrinthe de végétation artificielle a servi de cadre à des visions fantastiques, où les popes du monastère ont été transformés en magiciens opérant sur la nature. Un labyrinthe, des habits d’église distinguant les popes du monde profane, autant de détails glanés dans le réel qui ont encouragé l’artiste à s’en affranchir.

    Luxemburg paraît aussi vouloir nous conduire à ce dépassement de la perception naturelle par le biais de ses photographies crépusculaires. L’étrangeté ne réside pas tant ici dans la technique employée que dans des prises de vues qui focalisent le vide, rejetant sur les côtés les indices du paysage. Le centre des photographies d’un noir indifférencié fait buter notre regard contre un espace qu’aucune lumière ne révèle, le suspendant entre attente et questionnement. Le climat spectral de ces images engage l’approche intuitive à prendre le relais de la perception.

    Une vidéo d’Aïda Ruilova est également visible, qui nous situe cette fois-ci de plein pied dans l’univers surnaturel du spiritisme. L’artiste filme deux jeunes filles assises dans une pièce faiblement éclairée qui psalmodient : « I had no feelings ». Leur attitude concentrée, mains posées à plat devant elles les montrent toutes entières tendues vers une quête d’ordre immatérielle, mais l’esthétique du film, stéréotype de film d’épouvante de série B, introduit une distance ironique.
    Contrairement au reste des travaux exposés faisant subtilement passer le regard du donné sensible à son dépassement ou son intériorisation subjective, du dehors vers le dedans, Ruilova insiste ici plutôt sur le caractère absurde et vain de toute entreprise de négation du réel.

    Rosier, Desgrandchamps, Luxemburg...
    Supernatural
    Galerie Zürcher, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Räisänen, Halso, Manninen, Suomi !

    Il y a 12 ans

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    Räisänen, Halso, Manninen, Suomi !
    « Suomi » (Finlande, en finnois) ou la nouvelle scène artistique finlandaise avec trois jeunes artistes : Janne Räisänen (peintures), Ilkka Halso (photos de paysages), Tuomo Manninen (photos sociales).

    Forts de leur matériaux disparates, les travaux de Janne Räisänen sautent à la figure. La Dock Marteens fixée à une des toiles annonce le grand coup de pied iconoclaste qui traverse l’œuvre et fait vaciller nos repères esthétiques. Bienvenue dans un univers grand-guignolesque où apparaissent, vibrants et chaotiques, des corps démembrés ou emportés dans leur mouvement !

    Des têtes de footballeurs extraites d'une revue et découpées en médaillon sont disposées en frise autour de la chaussure qui nous surplombe, prolongées par de petits corps tremblants dessinés au crayon. Le tableau I Love Techno est traversé sur toute sa longueur par un personnage dégingandé dont la tête n’est autre qu’un ballon de foot bariolé de rose, affublé d’un faciès inquiétant. Un tee-shirt déchiré fait office de tronc, une bouteille en plastique forme un bras et des traînées verdâtres dans le prolongement de l’autre bras et des jambes suggèrent le reste du corps.

    Stripped se compose d’un châssis accroché à l’horizontale, sur lequel est fixé un slip dans lequel on a placé une balle de tennis, traversé de part et d’autre par des ficelles tendues, à la façon du célèbre tableau de Picabia, Danse de Saint-Guy, qui pourrait bien donner son titre à tout ce travail où sport, danse et sexe sont conviés, autant de modes de dépense à fond perdu par lesquels le corps jouit et s’aliène.

    Le travail photographique de Ilkka Halso nous fait voir une série d’expériences d’abord réalisées loin des regards, en pleine nature, la nuit. Des parcelles de champ de blé, des arbres ou des fleurs entourés d'échafaudages sont recouverts de bâches, et intensément éclairés. Un carré de blé se transforme en une surface dorée, arraché à la nuit par cette installation qui le met en scène en le plaçant sous les feux de la rampe.
    Ces installations dressées en pleine nature tiennent à la fois du laboratoire scientifique et de l’autel sacré, de l’intervention chirurgicale et de la cérémonie. Elles isolent et protègent la nature en même temps qu’elles la magnifient en la recadrant de façon artificielle. Mises en abyme de ces dispositifs spectaculaires, les photos nous situent parfois à l’intérieur de l’enceinte, sous les bâches, ou montrent l’installation dans son environnement naturel.
    Ces multiplicités de points de vue rendent compte du dialogue instauré par l’artiste avec la nature. L’installation s’y inscrit comme un habitacle l’abritant, mais aussi comme une immense sculpture cubique irradiée de lumière, posée dans un champ.

    Tuomo Manninen photographie depuis 1995 des personnes au travail ou des groupes sociaux. Entre intimité et anonymat, le portrait collectif rassemble des personnes que fédèrent un intérêt ou une activité commune. Group Portrait from Helsinki présente ainsi l’association des amis du sauna de la ville. Certains sont appuyés en maillot contre la rambarde d’un escalier de bois descendant dans la mer, d’autres debout dans l’eau et l’un d’eux assis sur un rebord de béton longeant la mer. Tous regardent vers l’objectif, et une saine félicité se lit sur leur visage, encore trempés et rougis par la baignade. La diversité de leur physique et de leur âge n’empêche pas de leur trouver une certaine ressemblance.
    Manninen fait voir cette heureuse complicité qui les rapproche et soulève une question d’ordre social, celle de l’identité. Dans un monde de plus en plus individualiste, les regroupements d’ordre corporatifs, associatifs ou syndicaux sont autant d’alternatives par lesquelles les choix de vie personnels se renforcent et permettent un sentiment d’identification, à une échelle moins étriquée que la famille et moins abstraite que la nation.

    Räisänen, Halso, Manninen
    Suomi !
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
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    Esther Ségal

    Il y a 12 ans

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    Esther Ségal
    Esther Ségal utilise la photographie pour explorer son histoire personnelle, son héritage familial. Sa première série, Bois de Corps, est traversée par l’expérience du deuil paternel. Ségal s’intéresse alors aux écrits de Jung et, s’appuyant sur la symbolique de l’arbre, comme image paternelle, comme axe reliant le ciel et la terre, elle réalise 32 tirages rythmés par l’idée du rituel de passage, où le corps fragmenté, la dépouille, se libèrent pour se transmuer en un corps lumineux.

    Esther Segal semble avoir fait sienne cette phrase de Gaston Bachelard : « Nous sentons les racines travailler, nous sentons que le passé n’est pas mort ». Le noir et le blanc de la photographie sont les deux pôles entre lesquels elle oscille, le travail d’introspection menant aussi, par moments, à l’écueil éprouvant de l’aveuglement. L’artiste en fait elle-même l’expérience et choisit de noircir intégralement le papier photographique. Puis elle s’empare de l’outil de l’aveugle, un poinçon, avec lequel elle perfore le dos de la surface sensible. La lumière passe à travers les petits trous de ce braille idiosyncrasique comme par un tamis. Il s’agit en fait de mettre en place un système de capture de la lumière pour ne garder que l’essentiel de la photographie : le point lumineux.

    Un renversement s’opère, de la figure au point, de l’image iconique à l’écriture, rapprochant l’artiste de son héritage judaïque paternel. Des analogies lui apparaissent progressivement entre le point lumineux et l’écriture hébraïque. Il existe en effet dans son alphabet une lettre en forme de point, le yod, qui anime la lettre, symbolisant l’âme dans l’écriture. Le papier photographique devient alors le réceptacle de cette écriture lumineuse, et l’artiste réalise sous l’impulsion de cette découverte un polyptique immense de plus de quatre mètres de longueur où les points se resserrent jusqu’à ressembler étrangement aux lettres de l’alphabet hébreux. Ce fin rideau photosensible devient le lieu d’une écriture de la mémoire, condition même de la visibilité.

    Une métaphore de la vision défaillante avec ce que celle-ci comporte de références au péché traverse tout ce travail. De façon quasi dialectique, Segal alterne entre phases d’aveuglement et dépassement de celles-ci par la mise en place de procédés où le hasard et l’imprévu lui ouvrent de nouveaux possibles. Le jeu de dés, le tangram chinois font d’ailleurs également partie de son iconographie.

    Avec l’écriture du braille, le toucher prend le relais de l’œil, la lecture passe par le mouvement des doigts. L’activité de la main devient une planche de salut, une condition matérielle d’arrachement à l’ignorance et à la passivité ouvrant à la libre et laborieuse construction de soi.

    Esther Ségal
    Salon les Inattendus, Paris


    Pour Verso, arts et lettres, n°38, juillet 2005
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    Marguerite Pilven

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    Charles Sandison, Rage Love Despair

    Il y a 12 ans

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    Charles Sandison, Rage Love Despair
    Un programme réalisé par Charles Sandison permet à un ordinateur de projeter des mots sur des éléments d’architecture. Dans la pénombre de la galerie, des mots luminescents se promènent tels des électrons libres sur les murs et créent entre eux des relations de nature diverse. Ils se frôlent, se heurtent, ou se chevauchent, rendant leur déchiffrement provisoirement impossible. Quittant leur fonction signifiante, ils deviennent les particules d’une surface qu’ils animent de leur mobilité constante. Des essaims se constituent, s’allongent et s’étirent, et d’éphémères silhouettes humaines émergent que la course aléatoire des mots détruit presque simultanément.

    À la manière d’un organisme vivant, les mots s’agrègent en des structures complexes, dont ils se désolidarisent par la suite pour se reproduire, reconstituant un organisme nouveau d’un fragment détaché de l’ancien. L’artiste donne à ses mots une « vie artificielle.» simulant le comportement de la nature et des humains : Ils naissent, meurent et se reproduisent sous nos yeux. Stupid, ugly, weak… : tout un vocabulaire se bouscule, créateur de discorde et d’affrontement. À la manière d’une armée se déployant stratégiquement, un même mot se démultiplie pour occuper plus d’espace et assurer sa suprématie sur les autres. Une nuée de stupid s’abat sur un petit groupe de ugly et le dissout. Des rapports de forces se dessinent, métaphore biologique de volonté de puissance ou d’instinct de survie.

    La pièce intitulée Rage Love Despair nous conduit à l’idée de vie et de mort, condition de tout organisme vivant. Les signifiants life apparaissent en blanc sur fond noir. Immobiles et solitaires, ils se contentent de clignoter. Des groupes de mots bleus, rouges et magentas viennent les encercler. Leur tremblement maladif, leur capacité à proliférer et à se démultiplier ont un caractère menaçant. En rouge, couleur traditionnellement assignée à l’idée de danger, on lit hate, cruelty, rage, suspicion... En violet, couleur de la passion, apparaissent les mots pain, cold, fear, despair... Ils s’agglutinent autour des life qui parfois se font dévorer. Porteurs de sens, ils sont les acteurs de petits drames visuels auxquels le spectateur participe, suivant l’évolution de cette maladie où virus et parasites s’attaquent aux unités de vie.

    Le fait de recourir aux mots sans jamais les organiser en une syntaxe préserve la fluidité de la signification de l’œuvre. Jouant avec des unités de sens à la relation sans cesse changeante, l’artiste nous laisse en appréhender librement les événements. On peut être attentif au jeu des espacements entre les mots, et interpréter la façon dont ils se regroupent ou s’évitent en l’assimilant à des comportements biologiques, mais aussi sociaux.
    S’ébauche en effet aussi dans ces travaux, de manière subtile, la question du rapport à l’autre. Ces liens entre les mots peuvent se lire comme des expériences de l’altérité, des rencontres vécues sur un mode conflictuel ou constructif, et l’emploi même du langage suggère ce questionnement d’ordre social. On insistera aussi sur le plaisir esthétique que procurent ces mots se déplaçant gracieusement dans l’espace à la façon d’oiseaux ou d’abeilles, évoquant aussi la formation de nuages ou de nébuleuses.

    Charles Sandison
    Rage Love Despair
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    Pour paris-art.com, 2003
    Suite
    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

    www.margueritepilven.net

    Lisa Ruyter, Can’t See the Forest for the Trees
    Des Nabis en passant par Mondrian, et jusqu’aux récents Cyprès de Jean-Marc Bustamante, la figuration de troncs d’arbres est constamment présente dans les arts plastiques, sans doute parce que le sujet permet de concilier exigence formelle et figuration. Lisa Ruyter actuellement présentée à la galerie Thaddaeus Ropac avec "Can’t See the Forest for the Trees" prolonge encore cette lignée, sous une forme très différente cependant. On sent, à la vue de ces forêts aux couleurs acidulées, que l’étude de l’espace pictural et de ses possibles effets est au cœur de ses préoccupations.

    Des arbres, on ne voit jamais la base ou la cime, mais des segments de tronc qui traversent le tableau dans toute sa verticalité. Dans The Good Earth, le regard butte contre deux larges bandes colorées situées au premier plan entre lesquelles apparaît le reste de la forêt. Sur la droite, un chemin circule avant d’être brutalement et de façon arbitraire fermé par un trait de contour au seuil d’un espace mauve indéterminé.

    Le très grand tableau vertical, Far and Away nous situe, quant à lui, en contrebas d’une forêt dont la ligne d’horizon monte bien au-dessus de notre regard. Un chemin sinueux descend vers nous, jusqu’à nos pieds et renforce cette sensation d’immersion dans l’espace du tableau. On est cerné par une succession de troncs d’arbres très proches les uns des autres, créant une impression de sous-bois étouffant.

    Lisa Ruyter semble vouloir mettre à l’épreuve nos habitudes perceptives et révéler ce qui conditionne ordinairement la circulation du regard en malmenant les règles de la perspective et la logique interne de l’image. Des informations font défaut, contre lesquelles le regard butte, constamment surpris par des raccourcis brutaux et capricieux : les chemins s’interrompent avant d’atteindre la ligne d’horizon, les troncs épais contrarient souvent nos tentatives d’immersion dans l’espace du tableau.

    La palette hardie des tableaux rythme leur surface de manière agressive ou enchanteresse par ses violents contrastes : c’est bien entre ces deux pôles qu’oscille sans cesse l’ensemble de ce travail. Les ombres portées sont lumineuses, d’un bleu profond ou fuchsia, les troncs d’arbres jaunes ou roses, animant la surface de la toile par leurs couleurs pures et saturées, que le voisinage de tonalités pastels apaise subtilement.
    Lisa Ruyter donne à ses forêts une puissance affective par la composition d’espaces hostiles ou bien ouverts au regard, denses ou aériens et que soulignent les contrastes colorés, joyeux ou dramatiques. The Last Hole, seul tableau horizontal de la série, place notre regard à la hauteur des cimes. Des feuilles de couleurs vives se détachent sur le ciel d’un bleu intense, balayées par le vent. Blind Corner séduit par son caractère épuré aux réminiscences japonaises. La luminosité des couleurs et une nuée de feuilles blanches flottant comme des oiseaux dans le bleu du ciel, la composition calme et équilibrée rappellent aussi les derniers travaux en papiers découpés d’Henri Matisse.

    Lisa Ruyter
    Galerie Thaddaeus Ropac, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques