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Marguerite Pilven

Marguerite Pilven

Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Cyrille Weiner

    Il y a 11 ans

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    Cyrille Weiner
    « Nous vivons tout changement comme une catastrophe, nous attachant plus à ce qui va disparaître qu’à ce qui sera construit » Alain Bublex

    Le photographe s’intéresse aux relations de dépendance entre sphère collective et individuelle en milieu urbain. L’urbanisme structure nécessairement nos usages de la ville en orchestrant la circulation des corps et des regards à échelle globale. Cette grille de lecture du territoire tend à se substituer à l’appréciation personnelle de l’usager. Elle conditionne sa façon de percevoir l’environnement et de le vivre.

    Afin d’interroger ce phénomène de l’extérieur, Cyrille Weiner prend ses distances avec la photographie strictement documentaire. Il s’appuie sur les pouvoirs révélateurs de fictions paradigmatiques comme celles de catastrophe ou de paradis perdu. Ces scénarios lui permettent de construire des allégories qui abordent une question d’ordre universelle : celle de notre rapport au monde. Il ne s’agit pas pour le photographe de penser contre l’urbanisme mais de lui rechercher une extériorité radicale, voire utopique, à partir de laquelle une critique de son espace normé devient possible.

    Sortir de l’espace normé, c’est se soustraire à sa grille de lecture ordonnancée. A la périphérie des villes, Cyrille Weiner explore des lieux où le tissu urbain s’est interrompu. Il observe les indices de la présence humaine, attentif à la façon dont elle se manifeste là où l’on ne l’attend plus. Il emmagasine lors de longs repérages des ambiances, des indices d’activités humaines, des variations atmosphériques de lumière et précise à leur vue son story board. Une fois le cadre des prises de vue défini, le photographe ne se déplace plus. Il anticipe le mouvement dans le cadre, compose en temps réel avec les paramètres du territoire. Cette méthode précise et ouverte aux possibles permet au photographe d’exacerber les tensions et les points d’harmonie qui se dégagent de l’occupation d’un lieu par des individus. Il en ressort des images ambigües, suspendues entre l’évanouissement et la résurgence d’un ordre.

    Les photographies qu’il réalise dans un quartier périphérique de Nanterre participent de cette ambivalence. Elles décrivent à la fois un univers en voie de disparition et la vitalité qui ressort de ces lieux à la configuration mouvante. C’est également le cas des séries "Presque'île" et "Bout du Monde", où vacanciers et campeurs de fortune donnent aux paysages de bord de mer, la forme, légère et instable, d’un terrain de jeu. Les faits et gestes que le photographe observe en ces territoires que les infrastructures collectives n’ont pas réifiés se lisent comme des expériences kinesthésiques du monde. Le caractère improvisé de ces activités échappe à l’uniformisation des comportements, aux loisirs planifiés et au bonheur standardisé.

    Les photographies de Cyrille Weiner confrontent l’idéal de maîtrise des espaces normés à la libre interprétation d’un territoire par des individus. Exacerbée au moyen d’images fortes, cette confrontation des échelles questionne l’influence des aménagements collectifs sur la structuration, spatiale et temporelle, de nos vies et à échelle inconsciente, sur nos aspirations et nos désirs. Les dispositifs d’exposition que Cyrille Weiner imagine rejouent symboliquement cette échappée du regard hors des formats classiques de l’exposition. A la villa Noailles, ses photographies s’inséraient entre de fausses briques structurant l’espace. Au centre photographique de Lectoure, les visiteurs sortaient du bâtiment pour découvrir une édition de carnets photographiques exposée dans un pigeonnier transformé en cabinet de lecture. Autant de manières de détourner le visiteur des formes habituelles de réception de l’œuvre pour le faire sortir de ses habitudes d’usage, créer une expérience poétique du lieux et du regard.

    Pour Cyrille Weiner, février 2011
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

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    Thibault Brunet

    Il y a 11 ans

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    Thibault Brunet
    Call of duty: Modern warfare est le nom d’un jeu vidéo que Thibault Brunet a pratiqué en gamer assidu. Un appareil photo donné à son avatar dans le cadre d’une mission de combat en Afghanistan lui fait finalement lâcher snippers et mitraillettes pour entamer une libre exploration de l’espace du jeu dont ses images témoignent. S’éloignant des impératifs de l’action, il fait errer son avatar parmi d’autres soldats désœuvrés dont il livre des portraits troublants de réalisme (série "First-Person Shooter"). Un premier pas de côté pour retrouver l’homme sous l’uniforme, une dérive à proprement parler, que l’artiste radicalise avec "Vice City".
    Cette série de paysages désertés (périphéries de villes, zones industrielles, panoramas naturels) révèle des toiles de fond si crédibles et léchées qu’elles passent souvent inaperçu des joueurs hyperactifs. Des sites fantomatiques sur lesquels il se plaît parfois à déchaîner des tempêtes de sable au moyen d’un kit graphique mis à la disposition des joueurs. Via son avatar, l’artiste décèle cette « beauté de circonstance » dont parlait Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne. L’image pauvre garde parfois les contours crénelés d’une résolution basse. Et comme un premier de cordée relié à la terre ferme, Thibaut Brunet ancre son périple virtuel « in real life » en immatriculant ses images d’après le jour et l’heure de leur réalisation. D’une pratique des jeux vidéo dont les détracteurs critiquent le caractère chronophage,  il nous livre la toute autre expérience d’un temps suspendu, dégagé, ouvert à la contemplation.

    Marguerite Pilven pour Slicker n°4, automne 2012
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

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    Morgane Fourey

    Il y a 11 ans

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    Morgane Fourey
    Après avoir commencé par peindre pour passer ensuite à la sculpture, Morgane Fourey a préféré la solution du « tout en un  ». En travaillant sur leur articulation, elle joue sur les doubles statuts de l’image, un espace illusionniste suggérant la tridimensionnalité, et de la sculpture qui partage le même espace que celui du spectateur. Le contexte dans lequel se fait la rencontre du spectateur avec ses œuvres n’est de fait jamais anodin pour elle. S’il peut être assez remarquable de découvrir un Gisant dans un centre d’art, ce même gisant exposé dans un lieu saint, comme ce fut le cas en 2011, à l’Abbatiale de st Ouen, peut très bien passer inaperçu des visiteurs. Surtout si ces derniers viennent y chercher de l’art contemporain ! Invitée en résidence, Morgane Fourey prépare en ce moment une exposition composée de cartons d’emballages et de caisses de transport…En donnant au spectateur l’impression d’arriver un peu trop tôt au vernissage, c’est sa psychologie de regardeur qu’elle vise. Il en va de même avec Ouvrage, un mur en placo-plâtre, peint par l’artiste avec la minutie d’un trompe l’œil, dont les vis apparentes et l’enduis poncé signalent l’aspect en chantier. Bien que très différentes par leur aspect, ces œuvres tiennent leur étrangeté du flottement qu’elles instaurent entre sujet regardant et objet regardé. Une situation souvent dépeinte dans les tableaux de Magritte : que vois-je en face d’une peinture représentant une pomme, un tableau ou une pomme ? Si le fruit fait illusion, on viendra à en oublier le tableau. L’artiste américain Richard Artschwager qui explora précisément cette ambiguïté entre l’objet et son image peignit dans les années 60 une chaise sur une chaise. Avec son Gisant, Morgane Fourey redouble la coïncidence confondante d’une sculpture funéraire qui superpose au corps humain son image. En déjouant les attentes du spectateur, elle convertit l’action de regarder en une forme accrue de présence à soi.

    Marguerite Pilven

    Texte pour le catalogue de la Biennale de la Jeune Création à Houilles (9e edition 2012)
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    Thème : Arts plastiques
  • Cristine Guinamand, "Heureux les fêlés car ils laisseront passer la lumière"
    Un admoniteur devenu aveugle

    Qu’il s’agisse de l’embrasure d’une fenêtre suggérant une profondeur, d’un rideau entr’ouvert ou d’un personnage peint guidant du doigt le spectateur (Alberti l’appelle « admoniteur » dans son Traité sur la Peinture paru en 1435), de nombreux artifices ont été inventés par les peintres pour l’attirer dans l’espace du tableau. Une problématique que Cristine Guinamand reprend à son compte. Dans ses peintures montrées en 2009 à la galerie Trafic, on retrouvait ces figures remplissant la fonction d’admoniteurs. A ceci près qu’ils étaient souvent aveugles et hantaient les tableaux comme des revenants. La scène vers laquelle ils dirigeaient notre attention était elle-même brouillée par des effets de flous partiels masquant les détails. On finissait donc par s’approcher physiquement des œuvres pour « vérifier » ce qui, au juste, nous était donné à voir. Et que voyions-nous ? Plutôt la promesse d’une image à venir, ou le maintien d’une image sauvée in extremis de l’effacement. Aujourd’hui encore, c’est bien souvent à l’histoire d’une naissance ou d’une disparition que nous confronte l’artiste.

    En aveuglant le spectateur pour solliciter son corps, Cristine Guinamand exacerbe cette impression de passage dans le tableau. Une impression qu’elle intensifie en ajoutant à ses outils de peintre la scie et les clous pour opérer un véritable démontage de l’espace pictural. Les travaux sur bois aux panneaux amovibles qu’elle peint parfois des deux côtés sont insaisissables dans leur globalité. Adieu admoniteur, on éprouve désormais, par soi-même et sans guide, tous les points de vue possibles sur l’œuvre. Cette sollicitation du corps au moyen d’un dispositif s’accompagne conjointement d’une approche beaucoup moins figurative. Comme si, pour Cristine Guinamand, le seul corps en jeu de ses œuvres était désormais le nôtre. C’est donc assez logiquement que les formes du théâtre et du labyrinthe intègrent ses travaux récents comme dispositifs de captation du corps.

    Peinture du corps

    De façon baroque et théâtrale, le grand polyptique intitulé L’œil met en scène une disparition. Le panneau central qui occulte la quasi-totalité du panneau est enfoncé en son centre par ce qui s’apparente à un poing fermé. Ce mouvement d’enfoncement rappelle le geste transgressif de St Thomas. Craignant de se faire aveugler par une illusion, le saint vérifia l’existence du Christ dans la réalité de sa chair. Et parlant d’illusion picturale, c’est justement en maintenant visible les coutures et les repentirs de ses peintures que Cristine Guinamand s’en délivre. En nous livrant des œuvres non lisses, elle insiste sur leurs qualités haptiques et nous reconduit à la réalité du corps. Dans Le théâtre et son Double, Antonin Artaud décrivait son théâtre comme : « taillé en pleine matière, en pleine vie, en pleine réalité. ».  Cristine Guinamand insiste elle-même à dessein sur la physicalité de ses œuvres : coulures, râclures, fentes et trous transforment leurs surfaces en un dépôt de gestes, de traces d’un combat.

    Au sujet de ses travaux, on a souvent souligné une « spontanéité formelle[i] » ou une peinture réalisée « d’un seul jet[ii]. » Mais le jeu complexe de découpe et de recouvrement des couches, loin d’être un effet de style, atteste aussi d’un véritable tâtonnement. En 2009, avec Mammon et Lord of War, Cristine Guinamand exploitait le potentiel narratif de ces hésitations formelles en se référant à Saturne, ou Chronos : une figure renvoyant à la naissance et à la mort, au combat de la forme avec l’informe. Dans ses travaux récents, la destruction des œuvres qui précède leur reconstruction confirme ce rejet, au moins partiel, d’une expression spontanée. La coupe et le débitage des surfaces sont pour Cristine Guinamand un moyen de contrarier la virtuosité du geste et l’épanchement facile. Rappelons ici ces propos de Gilles Deleuze : « Si un créateur n’est pas pris à la gorge par un ensemble d’impossibilités, ce n’est pas un créateur. Un créateur est quelqu’un qui crée ses propres impossibilités et qui crée du possible en même temps [iii]»

    Le théâtre de la mémoire

    Dans l’œuvre intitulée A quoi tu penses ?, le cerveau que Cristine Guinamand compose à l’aide de puzzles agglomérés à la surface ressemble étrangement à un étron. Ecoutant l’artiste évoquer des souvenirs d’enfance entre deux considérations picturales, on se prend justement à penser qu’ils semblent être pour elle comme un lisier fertile. La mémoire affective joue son rôle de déclencheur dans le travail créateur mais reste sujette à caution par Cristine Guinamand. Trouver une structure pour « organiser ses sensations[iv] », voici l’enseignement essentiel que Paul Cézanne aura légué aux peintres modernes et qu’elle reprend à son compte.

    C’est d’ailleurs cette expression distanciée qu’autorise le théâtre. Par la mise en scène de l’espace, il permet par exemple de construire une topographie signifiante. Les notions de Fond et de Bas fond, titres de deux œuvres récentes, rappellent ainsi la thématique du terrier. Un lieu que Franz Kafka décrit à la fois comme une zone de ressourcement créateur et comme un abri étouffant d’où il est difficile de ressortir. Concernant toujours ces deux œuvres, une dernière référence à Gaston Bachelard vaut d’être faite. Dans sa Poétique de l’espace, il compare la maison à un « être vertical. » « L’irrationalité de la cave s’oppose à la conscience rationnelle du toit, une zone où les peurs se rationnalisent grâce à des projets intellectualisés. » Dans le grenier, découvrant « la forte ossature des charpentes, on participe à la solide géométrie du charpentier.[v] » Cette répartition topographique cave- toit- grenier (ou sous- sol- sol- ciel) est aussi celle qui structure l’organisation spatiale du diptyque Soleil brûlant.

    Structurer l’espace. C’est ainsi qu’il faut comprendre ce parti- pris de fendre la surface des Paysages Eclatés. Les lignes que creuse Cristine Guinamand reprennent la trajectoire de ses coups de pinceaux pour augmenter leur force spontanée et charpenter les cieux liquides.

    Terriers, trous et grottes

    Dans le Paysage 3, les longues tiges en bois boulonnées évoquent aussi des faux agricoles. Parce qu’elles sont noires et paraissent creuser le sol, elles peuvent être associées à cette personnification de la mort qu’est la Grande Faucheuse. La référence au monde rural, qui est aussi celui de Cristine Guinamand, est récurrente dans son travail. Une œuvre comme Au fond ne renverrait-elle pas d’ailleurs aussi à la culture de la terre, à ces formes naturelles qui émergent lentement, au prix d’efforts quotidiens de domestication de la matière ? Et n’est- ce pas ainsi que Cristine Guinamand travaille aussi ses peintures ? Revenant aux thématiques du terrier, de la grotte ou du trou, on rappellera que ces architectures naturelles et soustractives tissent des relations étroites avec le contexte dans lequel elles s’implantent. Dans les brocantes locales où elle aime chiner des objets à incorporer dans ses travaux, elle trouve notamment des outils de fermiers. Ainsi de cette cardeuse servant à étirer la laine qui a été le déclencheur d’une œuvre. « Un corps ficelé qui devient un cocon », nous dit justement l’artiste…

    Marguerite Pilven, janvier 2012
    Texte pour la galerie Olivier Houg, Lyon

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    [i] Stéphane Pencréac’h, la sorcière est bleue et belle, catalogue Cristine Guinamand, galerie Trafic, 2007
    [ii] Anne Malherbe, blog Occhiata, 23 novembre 2007
    [iii] Pouparlers, Gilles Deuleuze, les éditions de Minuit, p. 182
    [iv] Cézanne, Marcelin Pleynet, Folio Essai, p.73
    [v] Gaston Bachelard cité par Andrea Lauterwein dans Anselm Kiefer et la poésie de Paul Celan. Ed. du regard. Nous empruntons l’expression de « théâtre de la mémoire » à Daniel Arasse, également cité dans cet ouvrage.
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    Thème : Arts plastiques
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    Marguerite Pilven

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    Benoit Pype

    Il y a 12 ans

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    Benoit Pype
    De formation scientifique, Benoît Pype a gardé un goût pour les expériences basées sur l’observation de phénomènes. D’une goutte d’eau prélevée et posée sur un socle à sa mesure, (1 cm³), il révèle la circularité parfaite. Les feuilles de saule pleureur qu’il expose sur de fines étagères dévoilent quant à elles l’effet de transformation du temps en se recourbant. Les mobiliers, socles, ou présentoirs conçus par l’artiste s’adaptent à ces choses fragiles qu’ils contiennent sans entraver. Cette mise en relation du naturel et du construit place les notions de mesure et de juste distance à tenir avec l’objet au coeur de son économie esthétique. Une attitude que Benoît Pype matérialise par ses Bureaux de travail.

    Exposées sur le plan de table, les Sculptures de fonds de poche, qu’il réalise avec des bouloches trouvées dans ses vêtements, apparaissent aux côtés des outils employés pour leur fabrication. Ces outils qu’il partage avec l’horloger ou le joaillier, rapprochent sa démarche de leur pratique minutieuse et réglée.

    L’aspiration à coordonner des unités élémentaires dans un ensemble pour créer un univers autonome explique sans doute l’intérêt de Benoît Pype pour les principes « néo-plasticistes » de Mondrian. D’une boîte à musique réalisée en son hommage s’échappe une petite mélodie dont la légèreté s’apparente à celle des objets qu’il met en scène. Imprimées sur du papier à musique et poinçonnées aux intersections de leur verticale et de leur horizontale, les oeuvres de Mondrian réalisées entre 1915 et 1944 servent ici de portée. Ainsi rejouées, elles endossent une fonction similaire à celle de ses présentoirs : être les porteurs d’une réalité imperceptible. La référence à « la petite musique » est aussi présente, bien qu’indirectement, dans une pièce intitulée Éduquer les oiseaux ? À ceci près que le nichoir à l’architecture d’inspiration moderniste ne les fera sans doute pas chanter…
    Si l’on se rappelle que les oiseaux sont un symbole de spiritualité, cette proposition peut-être une allusion, un brin ironique, à ce que l’artiste tente au fil de propositions à l’équilibre nécessairement fragile : harmoniser la matière et l’esprit. Une recherche guidée par ce que Benoît Pype appelle subtilement une « sensibilité rationnelle».

    Marguerite Pilven

    Texte pour le catalogue de la Biennale de la Jeune Création à Houilles
    (9e édition 24 mars au 5 mai 2012)
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    Thème : Arts plastiques
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    Marie Lancelin

    Il y a 12 ans

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    Marie Lancelin
    Quand elle ne travaille pas au sein du collectif d’artistes Pilottti, Marie Lancelin crée comme une « femme orchestre ». Également attirée par le graphisme, l’édition, le cinéma, la sculpture ou le théâtre, elle touche à tout sans distinction. Des avant-gardes du début du xxe siècle, elle semble avoir retenu que ces disciplines pouvaient se nourrir efficacement les unes des autres. Elle se souvient sans doute qu’en cette époque marquée par les expérimentations photochimiques et une mécanisation de la vision, on parlait plus volontiers « optique » que « Beaux-arts ».

    L’approche ludique de Marie Lancelin se trouve pleinement dans cet esprit de décloisonnement. Ses Images Sculptures mettent en scène des éléments en bois composés à partir de formes géométriques simples. Des couleurs inégalement réparties sur leurs volumes provoquent des effets d’optique qui faussent notre appréciation de leur forme et de leur ordonnancement dans l’espace. On tourne autour de ces décors qui ne privilégient aucun point de vue unique. Marie Lancelin aborde pareillement ses oeuvres, selon des modes d’exposition changeants : il se peut qu’un dessin donne ensuite lieu à une sculpture et que cette même sculpture soit photographiée pour être exposée en tant qu’image. Ce principe de recyclage s’accompagne d’un goût affirmé pour les procédés de duplication : transferts, calques, pochoirs… Avec ses Logotypes, elle pousse plus loin l’idée d’un vocabulaire plastique régi par une logique interne. La matrice de ses Logotypes se compose d’un carré, d’un cercle et d’un triangle imbriqués. L’artiste en décline ensuite les variantes permises par l’amplitude graphique noir/blanc. Avec ses Dessins génériques, elle joue sur la permutabilité fond/forme, positif/négatif pour révéler ou masquer en partie ces logotypes. Le cinétisme de ces pièces rappelle les trucages du premier cinéma. On songe par exemple aux farces illusionnistes de Méliès.

    Les films que l’artiste présente à la Graineterie évoquent d’ailleurs la pantomime. L’un d’eux paraît nous initier aux règles d’un alphabet inconnu. À moins qu’il ne s’agisse d’un habile stratagème ? Marie Lancelin semble parfois livrer des clés pour mieux nous prendre au jeu et
    nous perdre. Elle conserve ainsi notre étonnement intact.

    Marguerite Pilven

    Texte pour le catalogue de la Biennale de la Jeune Création à Houilles
    (9e édition 24 mars au 5 mai 2012)
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    Vincent Chevillon

    Il y a 12 ans

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    Vincent Chevillon
    Dans un texte intitulé Les intercesseurs,Gilles Deleuze définit l’artiste comme un intermédiaire qui prête sa voix. Vincent Chevillon est de ceux-là. S’atteler à un sujet revient pour lui à rassembler une iconographie spécifique, à organiser ses voyages en conséquence et à se nourrir d’écrits « pour se faire habiter ». Une trajectoire préparatoire, physique et mentale, qu’il balise avec des croquis et des annotations.

    Les Sondes, ces objets qu’il taille dans le bois et harnache de métal, sont issues de libres métissages entre des formes naturelles et celles d’outils liés à la pêche et à l’équipement de navigation. Partant du roman Moby Dick, des récits du Capitaine Cook ou des écrits de Claude Levi Strauss, Vincent Chevillon s’est intéressé au mythe de l’Ailleurs et plus précisément à la figure du chasseur de cachalot. Avant l’arrivée du pétrole, l’huile de plusieurs cétacés était exploitée pour lubrifier les machines industrielles et éclairer les villes. Les « clous » (des semences de tapissier) que Vincent Chevillon utilise  parfois pour donner une apparence écailleuse à ses Sondes font écho à leur ancienne fonction insulaire de monnaie d’échange. Les tahitiens les acquéraient autrefois pour construire, entre autres, des hameçons avec leur métal en échange de vivres et de faveurs sexuelles de femmes aux marins anglais.

    En évoquant ces flux énergétiques et humains étendus par la navigation, Vincent Chevillon parle plus essentiellement de la question des échanges. Qu’ils soient de nature marchande ou intellectuelle,leur rayonnement politique est essentiel. Une projection accompagne l’exposition de certaines Sondes.

    Diffusées en un flux continu, des images numériques se fondent les unes aux autres jusqu’à former un palimpseste qui sature l’écran. Cette banque iconographique, composée d’archives (ici, celles de la Ville de Houilles) et de photographies d’époque coloniale, engendre par le biais d’un programme informatique un mélange aléatoire de temporalités et de cultures. Contrastant avec ces images destinées à disparaître,les Sondes ont la présence bienveillante de totems. Rattachées à cette question des flux et des échanges, elles semblent rappeler que la dilution des cultures vernaculaires dans les pensées dominantes n’empêche pas leur prégnance dans la mémoire de conteurs comme Vincent Chevillon.

    Marguerite Pilven

    Texte pour le catalogue de la Biennale de la Jeune Création à Houilles
    (9e édition 24 mars au 5 mai 2012)
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    Claire Chesnier

    Il y a 11 ans

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    Claire Chesnier
    Claire Chesnier se tient depuis quatre ans au protocole de création suivant : elle imprègne d’eau un papier aquarelle épais qu’elle fixe verticalement, définit son cadre d’intervention avec des rubans adhésifs puis lâche de grandes coulées de couleurs sombres au moyen d’un pinceau gorgé d’encre. Avec une large brosse coréenne, elle intervient ensuite sur ce flux vertical pour le balayer horizontalement.

    Elle appelle « re-voilement» ces va-et-vient qui ralentissent la chute des pigments sur le blanc de la page. En étirant les encres pour travailler leur jus à bras-le-corps, elle les maintient liées à ce fond lumineux par le biais de gradations chromatiques, avant qu’il ne soit trop tard. Impossible de revenir en arrière une fois l’encre séchée. Dans cette pratique en temps réel, le repentir n’existe pas. En se raidissant à mesure qu’il s’assèche, le papier perd aussi de sa capillarité. La maîtrise de ce protocole obtenue à force de pratique n’épuise jamais le caprice des encres infiniment labiles. Tout est fonction du degré d’humidité du support, de la qualité des pigments. Autant de micro-événements auxquels Claire Chesnier répond avec le pinceau. Par le dialogue vif et constant qu’elle exige avec la matière, l’exécution de ces peintures requiert une grande concentration.

    La peinture est pour Claire Chesnier une passerelle tendue, et sans cesse tentée, entre la lumière et l’encre qui s’en détache comme une ombre. Elle est considérée menée à son terme lorsque le glissement des encres vers la lumière du « fond » s’est fait de manière fluide. Un passage qu’elle fixe en une logique quasi photographique d’instantané.
    L’immédiateté du procédé fait qu’un dessin en appelle un autre ; les questions formelles qu’il soulève lors de son exécution se reportant sur un autre dessin.
    C’est pourquoi Claire Chesnier les numérote. Des résonances formelles de l’ordre de la variation musicale apparaissent après coup, qu’un accrochage permettra ensuite de dévoiler. D’un protocole physique et méditatif taillé aux mesures de son ambition, Claire Chesnier tire des œuvres dont la forte présence subjugue.

    Marguerite Pilven

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    (9e édition 24 mars au 5 mai 2012)
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    Vincent Bizien, Le chant du singe

    Il y a 11 ans

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    Vincent Bizien, Le chant du singe
    Usant du blanc de la page comme d'un outil, Vincent Bizien déroute nos habitudes perceptives par ses dessins lacunaires. L'ordonnancement des éléments qui les compose n'est lié par aucune logique apparente. Des silhouettes humaines, des élements de paysage et des formes non identifiables flottent sans attache en surface, dépourvues de tout contexte. D'où surgissent-elles ? Sur quel monde ouvrent-elles ? Précises et minutieuses dans leurs effets, elles sont les concrétions accidentelles d'une chaîne graphique de transformations. Des nez, des bras, des jambes et des chevelures s'agrègent pour former des corps étranges, semblables à ceux d'une marionnette que manipulerait une volonté extérieure. Les membres manifestent parfois une curieuse autonomie, ouvrant les corps à d'énigmatiques échappées organiques. Les dessins sont aussi un prolongement du corps de l'artiste qui y met parfois les doigts ou mixe ses cendres de cigarettes au jus des encres. Afin d'éncourager cette libre circulation des flux, Vincent Bizien conserve une forme d'inachèvement volontaire à ses dessins. Il la contrebalance en y articulant des espaces suffisamment construits pour faire circuler le regard, l'absorber dans l'exercice d'un déchiffrement anxieux. Notre curiosité émoussée reste ainsi suspendue à la qualité silencieuse d'une page vierge ou à un magma d'encre qu'elle devine pleine de figures à naître. Elle explore ces zones d'incertitude et se laisse à son tour traverser par elles.
    Liant des pôles antithétiques par un jeu de gradations sensibles, Vincent Bizien opère des glissements entre l'humain et l'inhumain, le familier et l'inouï. La violence qu'il distille passe aussi par un style lacunaire qui, n'asseyant jamais totalement la composition, la maintient en tension.

    Texte pour le livret d'exposition Fais gaffe Bobby ! T'entends pas ? Y'a mes os sous le gravier, (extrait). Galerie Le Réalgar, sept-oct 2011.
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    Marguerite Pilven

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    La part de l'ombre

    Il y a 12 ans

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    La part de l'ombre
    L’exposition imaginée pour la rentrée 2012 a la densité d’un ciel d’orage : Invasive, démesurée, massive, la sculpture en bois de François Mazabraud occupe la quasi totalité du rez-de-chaussée. Elle semble tenir sur un équilibre fragile tant son poids est grand. Le grand tableau de Matéo Andréa qui la jouxte compresse à la surface des figures en tension, comme sur point d’imploser. Au sous-sol, le film immersif d’Oliver Beer nous propulse dans l’obscurité d’une bouche d’égout où des hommes ont investi un espace interdit...

    Le plan relief que réalise François Mazabraud revient sur l’une des catastrophes les plus vertigineuses du siècle : l’effondrement des Tours Jumelles de Manhattan et la chute d’une hyper puissance économique. Une catastrophe vécue comme une apocalypse qu’il a transcrit en reproduisant tête en bas le « skyline » du quartier des affaires pour lui faire gratter le sol. De ce rééquilibrage temporaire des forces, l’assise de la maquette surgit à la surface du plan relief, exhibant les contours des provinces irakiennes qui la craquellent de toute part. L’usage à double sens de cet objet remisé au rang de curiosité historique en ravive la fonction didactique. Les notions de rupture et de révolution induites par sa forme semblent aussi confronter avec ironie le temps de la planification et du projet à l’effectivité des flux numériques qui se joue des frontières et opère en temps réel.

    Matéo Andréa cartographie quant à lui la complexité du phénomène amoureux pour faire saillir sa nature ambigüe, entre sublimation et destruction de l’être aimé. Les invariants d’une guerre des sexes s’articulent en de grandes constellations graphiques rehaussées de peinture. Epinglés comme des insectes à la surface de la toile, des protagonistes mâles et femelles détourés et privés de leurs zones d’ombre sont soumis au diagnostic.
    Les faisceaux et cages qui rythment les compositions décrivent les lignes de force de ces querelles intestines où désir de reconnaissance et de possession, soif de fusion et prédation, ouverture à l’autre et aliénation s’entremêlent au point d’être indissociables. Une description clinique de l’« énamoration », où du tourment que l’amour met dans l’amour, dont l’efficacité visuelle rappelle celle des peintres de la Figuration Narrative.

    Le morceau que le britannique Oliver Beer fait interpréter à ses choristes dans une bouche d’égout d’époque victorienne a la gravité d’un chant liturgique. L’artiste accorde leur voix aux fréquences acoustiques les plus sensibles de la cavité pour en stimuler la résonnance au maximum. Cet échange vibratoire convertit progressivement l’espace en une texture sonore qui procure une sensation d’enveloppement. D’un point de vue acoustique, la redondance des sons génère un effet d’entropie et l’« Amen » articulé par les choristes se délite en un chaos. Lorsqu’on lui demande s’il a choisi les profondeurs de la terre pour leur caractère allégorique, Oliver Beer répond avec tact qu’il applique une formule mathématique pour déclencher des émotions dont la tonalité psychologique variera en fonction du contexte d’exécution. Il préserve ses performances sonores de tout pathétisme littéral pour conserver intact leur caractère strictement physique et ineffable.

    Communiqué de presse pour la galerie de Roussan, janvier 2012
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    Thème : Arts plastiques