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Marguerite Pilven

Marguerite Pilven

Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Jérôme Zonder, Poussière de Guignol

    Il y a 13 ans

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    Jérôme Zonder, Poussière de Guignol
    De la mythologie au fait divers, du dessin académique au gribouillage d’enfant, de Dürer à Walt Disney, le dessinateur Jérôme Zonder jette des univers les uns contre les autres dans de grands dessins figuratifs, à l’encre et au graphite, ainsi qu’avec des masques et des figurines, réalisés en papier mâché. Piochant dans une palette graphique qu’il souhaite la plus ample possible, Zonder place le spectateur en face de représentations où coexistent des styles hétérogènes. La pre- mière « violence » des dessins est stylistique. Elle disloque toute cohérence sémiologique pour la déglinguer en une fièvre cacographique.

    S’emparant de symboles iconographiques forts, extraits de l’esthétique nazie, de l’univers de l’enfance et du dessin animé, Zonder revisite ces formes de narration dans ce qu’elles supposent d’innocence (dessins d’enfants, ligne claire) et de cruauté (réalisme, caricature), à travers des mises en scène à la tonalité gore où sexe et barbarie font bon ménage.
    Avant de mélanger librement ces écritures, Zonder a pris le temps de les affûter une par une, en explorant leur logique de représentation, leur force intentionnelle et leur pouvoir de suggestion. Plutôt que des supports de récit, les procédés narratifs sont avant tout, pour l’artiste, des outils créateurs d’effets, comme on parlerait d’« effets spéciaux » au cinéma, capables de provoquer des impressions vertigineuses de réel.

    L’un des ressorts des dessins repose sur le télescopage d’univers antinomiques, et la recherche de dissonances graphiques provoquant des clash visuels. Cette opposition des contraires cristallise dans les personnages d’enfants prédateurs qu’il met en scène. Faisant coïncider la naïveté et la bestialité, les enfants prédateurs représentent un espace impossible où des extrêmes se touchent. Un impossible que toute culture a su mettre en image pour s’en démarquer et se redéfinir du même coup dans les contours, rassurants, de son identité. L’enfant prédateur procède d’une logique de représentation similaire à celle qui mena au- trefois les grecs à fixer le buste d’un homme à l’arrière- train d’un cheval. Est- ce pousser trop loin que de comparer la figure du Centaure, violente et lubrique, à celle de l’Enfant Prédateur ? Pas si, au delà du relativisme culturel qui les inscrit dans des schèmes conceptuels incomparables, on perçoit ces créations comme des figures qui donnent corps au monstrueux, par un collage inouï.

    Organisant l’espace d’exposition en un dispositif théâtral qui s’articule autour d’une marelle dessinée au sol, Zonder inscrit d’ailleurs explicitement ces tra- vaux dans un contexte universel de divertissement et de mascarade qui passe par le marquage préalable d’un territoire imaginaire. L’enfant dit « pouce » ou « pour du beurre » et les civilisations ponctuent leur calendrier de fêtes, pour interrompre « l’ordre du monde » et lui opposer « l’effervescence de la fête1 », planifiant des carnavals où sont officiellement autorisées la transgression des codes sociaux et la levée des tabous. A l’échelle de leurs espaces spécifiques, mythes, fêtes populaires et jeux d’enfant fixent des règles qui contrôlent et per- mettent ces expériences d’altérité radicale que sont la confrontation du sujet à la barbarie, à la folie ou à la mort.

    Zonder transpose ces expériences limites dans l’espace symbolique du dessin. Il explore les limites d’un langage graphique, le point où il bascule et s’aliène dans un récit polymorphe. En un principe similaire à celui de la marelle, il opère des sauts d’un espace symbolique à un autre et en éprouve les frontières. Le « ciel » et la « terre » qui ferment la marelle à ses extrémités redisent ce grand écart symbolique où Zonder circule, dans sa tentative obstinée de concentrer, en une vision, la somme des mondes, physiques et symboliques, qui nous constituent. Le pôle « ciel » s’accompagne du seul dessin abstrait de l’exposition. Exclusivement composé de cercle aux échelles variées, il déploie un réseau graphique complexe qui constitue, pour Zonder, une matrice de ses recherches plastiques, où apparaissent en germe les thématiques de la connexion, du réseau et du raccourci, de la transformation et de la recherche des limites, à l’œuvre dans tous ses dessins.

    A l’autre pôle de la marelle, un « dessin noir », réalisé à la mine de plomb sur une feuille recouverte d’encre de chine, représente un cadavre. Ce dessin noir sur fond noir joue sur la notion d’irreprésentable et invoque ce mécanisme ima- ginaire qui consiste à fantasmer des images, celles de nos propres angoisses, qui nourrissaient la « peur du noir » de notre enfance. Revus sous ce prisme de la peur et de la paranoïa, les dessins de Zonder apparaissent aussi comme de fantastiques dispositifs sémiologiques où la tentative d’édification d’un discours scientifique, politique, éducatif ou religieux, face au vertige de l’inconnu, est parodiée avec force.

    Au delà de la violence des sujets traités, le caractère dérangeant des œuvres de Zonder provient surtout de sa maîtrise, froide et musclée, de procédés de re- présentation graphiques dont il massacre sciemment la logique, pour construire un langage qui dit son impuissance à construire ce Grand Récit du monde dont rêvent les idéologies.

    1 Roger Caillois, l’homme et le sacré, p.129, ed. Folio Essai.

    Marguerite PILVEN, novembre 2009.

    Communiqué de presse pour la Galerie Eva Hober.
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    Thème : Arts plastiques
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    Qui admirez-vous?

    Il y a 12 ans

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    Qui admirez-vous?
    Imaginée par Isabelle Le Normand et Florence Ostende, l’exposition fédère vingt quatre artistes autour d’un sentiment partagé d’admiration. Le projet est porté par cette forme d’émulation intellectuelle, la transmission enthousiaste de références et de modèles qui les ont fait vibrer et grandir. Les artistes choisis ont d’ailleurs été invités à convier une personne qu’ils admirent à se joindre au projet. Une façon d’ajouter un tropisme affectif, quasi biographique, à la pratique de la citation et du détournement.

    L’admiration, une dynamique de transmission

    Charlotte Moth et Peter Filingham partagent leur « Bibliothèque » avec le visiteur. Sur des tables, des piles de magazines d’art, de catalogues d’expo et de romans, mais aussi des cartes de villes étrangères, des dictionnaires bilingues et des guides de voyage éveillent sa curiosité. Fixée à la cimaise et surplombant les livres, une chaise en bois réalisée par Richard Wentworth réinvestit A Cast of the Space Under my Chair réalisée par Bruce Nauman, un des artistes qu’il admire le plus. L’espace décrit dans le titre a été moulé dans du ciment par Nauman pour conjurer l’ennui, un sentiment de vacuité opposé à l’admiration qui « remplit. » En un acte relevant plus de l’imitation que de la copie, Wentworth comble ce même espace de la chaise avec des lattes en bois. Connu pour sa série de pièces Témoin, Benoît Broisat expose les clichés réalisés par le photographe iranien Amir Sadeghi lors du soulèvement populaire, ou « Green Movement » contestant l’accès au pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad. Publiés sur son blog, ces témoignages, précieux pour la presse internationale, transposés dans l’espace de la galerie font l’objet d’une réévaluation admirative. Ivan Argote a quant à lui offert sa bourse à Jennifer Dujardin, lauréate du « prix Ivan Argote » destiné aux étudiant de l’Ecole des Beaux Arts de Bourges. Le titre choisi pour la pièce qu’elle expose est éloquent : « merci de m’avoir regardé ».

    Une « discipline de dévot »

    Jérôme Poret recouvre un mur de posters représentant des scènes de stage diving. Une pratique qui consiste à se jeter de tout son corps sur les bras d’un public électrisé par les décibels d’un concert de rock : Montée collective d’adrénaline et communion extatique des corps caractérisent cette grande messe profane. Le « South Monument for Douk Douk And Attirance » que David Evrard a conçu avec son invité complice, Jaro Straub, est un assemblage d’objets hétéroclite réalisé à quatre mains au fil d’échanges postaux. Témoin de cette collaboration à distance, un tube d’expédition recouvert d’étiquettes autocollantes d’envoi est l’axe central de ce « monument » à la structure de tipi, où les objets se sont agrégés comme sur un aimant : figurines en plastique, pièce jaune, roman... Cet étrange totem catalyse l’imaginaire par ses références iconographiques à l’univers de la croyance et de l’enfance, des héros de western et des explorateurs. En une esthétique qui oscille entre l’autel de dévotion mexicain et la déco d’une chambre d’adolescent, Thomas Hirschorn dispose sur des étagères une série d’objets arborant le visage du célèbre mannequin Kate Moss, découpé dans des magazines. Une grosse peluche de fête foraine, des nounours, des canettes de bière et de coca cola servent de support à son image et à des déclarations d’amour écrites à la main. Autre objet cultuel, le trophée que réalise Asli Cavusoglu pour marquer l’accomplissement de son voyage initiatique en Patagonie, sur les pas de l’écrivain britannique Bruce Chatwin. Dominique Gilliot et Maeva Cunci ont aussi imaginé un trophée de chasse conforme en tout point aux canons du genre sauf que la tête de chevreuil a été recouverte d’un masque de catcheur. Le brame déchirant de l’animal les a conduit à en faire le symbole des stars, christiques et ténébreuses, notamment Jim Morrison, qui ont hanté leur adolescence. En prolongement de la pièce, une phrase est écrite sur la cimaise, extraite du livre Enfance, de l’écrivain russe Maxime Gorki. Elle poursuit cette idée d’une révélation intime proche du sublime : « alors commença une vie intense, colorée d’une étrangeté inexprimable (…) ». La couleur véhicule également une émotion dans les tableaux de Jean‐Luc Blanc, à la facture vibrante et comme inachevée. Son portrait peint de « Femme tahitienne » capte l’expression fascinée d’un visage au regard d’un bleu intense. L’autre portrait peint d’un adolescent vêtu d’un pull jaune (en référence aux Amours Jaunes du poète Tristan Corbière) voisine une pièce Témoin de Benoît Broisat réalisée à partir d’une photo de presse de Michel Houellebecq. Suspendue à un cintre et accrochée au mur, la chemise jaune portée par l’écrivain lors de la prise de vue a été récupérée par l’artiste à la suite d’une longue enquête lui permettant d’identifier précisément l’objet. La retrouvaille ardue de l’objet de sa fascination rétinienne (que l’artiste rapproche du punctum de Roland Barthes) rappelle, les mécanismes du fétichisme comme désir focalisé sur un objet partiel, mais renvoi aussi à l’idée de relique.

    De la fascination vers l’admiration

    Empruntant à la forme du monument, du trophée, de l’autel ou de la relique, les oeuvres parodient ces objets transitionnels qui célèbrent l’accomplissement d’un acte ou balisent une quête d’absolu. Elles cristallisent le sentiment d’admiration en une forme tangible qui le répercute. Ritual Typography, un texte écrit par la chorégraphe Jennifer Lacey, invitée par Jean‐Luc Blanc, se déploie sur les cimaises comme une ritournelle qui accompagne l’exposition. Lacey y décrit un baptême panthéiste, une immersion du corps dans la nature, un éveil à soi. Finalement, l’admiration n’est‐elle pas surtout une façon de raviver ce rendez‐vous avec soi‐même appelé « vocation » ?

    Qui admirez-vous ?

    Galerie La Box, Bourges

    Pour la Belle Revue, avril 2011.
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    Thème : Arts plastiques
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    Illés Sarkantyu, Mihaly

    Il y a 12 ans

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    Illés Sarkantyu, Mihaly
    « La nature qui parle à la caméra est autre que celle qui parle aux yeux.» écrivait Walter Benjamin. Illés Sarkantyu explore cet écart intangible à partir d’une photographie anonyme trouvée dans des archives de famille. Un militaire ceinturé d’une corde y est saisi frontalement et de plein pied, le corps renversé en arrière, prêt à tomber. La puissance d’enregistrement de l’œil mécanique saute aux yeux. L’artiste en redouble la force descriptive en prélevant des fragments de l’image qui ont retenu son regard et qu’il reconstitue. Ces épreuves ne sont ni des copies ni des répétitions mais des reprises qui infléchissent le destin du cliché et dilatent son histoire au temps présent. A la manière de cellules biologiques, les éléments de l'épreuve originale se désolidarisent pour reconstruire un organisme nouveau à partir de l'ancien. Ils repositionnent l’image orpheline dans la focale de l’artiste qui s’y projette à son tour, re-photographiant leurs objets dans ce qui s’apparente aux coulisses de réalisation de l’image : atelier, surplus militaire, vestiaire… Brouillant habilement les repères spatio-temporels, l’artiste-enquêteur qui s’est substitué à l’opérateur du cliché ne peut en revanche déguiser les vestiges du camp militaire hongrois de Rezi où l’image a été prise. Mis en orbite autour de ce point de présence et de résistance qu’est la photographie de départ, le dispositif visuel, intégrant aussi vidéos et textes, articule les approches tentées par l’artiste pour la dégeler et la faire revivre.

    Marguerite Pilven
    Texte pour le journal Slicker, n°2 automne-hiver 2011.
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    Thème : Arts plastiques
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    Pierrick Sorin, Tournis Coulis

    Il y a 12 ans

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    Pierrick Sorin,  Tournis Coulis
    Dans l’atelier où des projets scénographiques pour la Scala de Milan et l’Opéra National de Taïwan l’occupent déjà, le désordre est proportionnel à la somme d’activités menées par Pierrick Sorin, homme orchestre à la fois caméraman, décorateur, acteur, monteur... Faisant un matin de la place sur son bureau pour y voir plus clair, il enroule machinalement, dans un verre coloré, un câble informatique.

    L’aspect déformé qu’il prend une fois à l’intérieur aiguille son attention :« L’association verre câble, créée dans un but utilitaire, donnait lieu à une sorte de ready made, dont la validité artistique était certes aussi douteuse que l’efficience de sa fonction pratique. Mais quelque chose m'intéressait dans cette histoire: le fait qu'un individu, en l'occurrence moi même, puisse à ce point faire cas d'un geste et d'une construction visuelle en vérité bien dérisoire en regard des grands questionnements du monde.1 » Cette « révélation » esthétique est le point de départ de son installation à la galerie Eva Hober. Pour partager sa trouvaille, Pierrick Sorin se glisse dans les traits d’un professeur, « façon Leroy Merlin mâtiné d’un poil de Salvador Dali.2 ». Du premier il reprend le côté « bon plan », prodiguant au visiteur de précieux conseils pour ranger ses câbles en les enroulant soigneusement et en les classant par familles, dans des verres de couleur différente. De Salvador Dali, il a cette façon « paranoïaque critique » qui consiste à voir dans une chose la forme possible d’une autre par le fait d’une attention aigüe, quasi maladive, portée au détail. Afin que rien n’échappe au professeur Sorin, les verres à câbles disposés sur des plateaux rotatifs tournent sous l’œil attentif d’une caméra de surveillance. L’enroulement des câbles et leur rotation soigneusement orchestrée provoquent une redondance de mouvements concentriques qui rappelle les auto filmages du vidéaste, réalisés dans les années 80. Effets de zoom sur des détails et montages d’actions en boucle focalisaient l’attention du spectateur sur les échecs répétés de Sorin le maladroit : bol de chocolat renversé sur des croquis de travail, recherche stérile d’un jeu de clés égaré...De ce point de vue, le scénario fondé sur un protocole créatif de rangement serait le reflet inversé de ces actes manqués.

    A la figure de l’artiste victime d’accidents se superpose celle d’un professeur, auteur d’un système de contrôle ingénieux. Mais le tour de passe passe n’est pas si simple... Censé venir appuyer la méthode de rangement que le professeur expose, l'œil grossissant d’une caméra filme en temps réel la rotation des verres. Projetés sur les murs de la galerie, les câbles se déforment sous l’effet conjugué du mouvement et de la déformation du verre, dessinant un paysage hypnotique de fils enchevêtrés. Le décalage entre les propos du professeur, sagement pragmatiques, et leur illustration visuelle anarchique prête à rire. Noyé au cœur d’un vaste système optique, le professeur Sorin est débordé par les devenirs d’un dispositif qui lui échappe.

    Manipulant avec brio les effets et illusions d’optique, Pierrick Sorin excelle dans les jeux psychologiques d’inversions. Son dédoublement dans les auto filmages et les doublures qu’il utilise sont autant d’autoportraits ambigus : Prestidigitateur, personnage ectoplasmique dans ses théâtres optiques ou auteur d’activités étranges qui, faute d’entrer dans le rayon d’action balisé par l’Homo faber, pourraient bien s’apparenter à de l’art, d’où nous parle exactement Pierrick Sorin ? Un doute radical sur le statut d’artiste et de sa prétention à faire oeuvre nourrit ces déplacements constants. Faute d’être un Leroy Merlin accompli, le professeur Sorin, auteur d’une fresque monumentale de câbles, n’est-il pas un peintre qui s’ignore ?

    1 Propos de Pierrick Sorin
    2 Pierrick Sorin nous avertit que la description de son personnage, écrite au moment de la gestation de l’oeuvre, pourrait ne pas être tout à fait conforme au résultat final.

    Marguerite Pilven.
    Communiqué de presse pour la galerie Eva Hober, Septembre 2010.
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    Thème : Arts plastiques
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    Marguerite Pilven

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    Lucien Hervé, entretien avec Quentin Bajac

    Il y a 12 ans

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    Lucien Hervé, entretien avec Quentin Bajac

    Marguerite Pilven : Sur une proposition de donation faite par son épouse, soixante photographies de Lucien Hervé ont été choisies par vos soins pour rejoindre les collections du centre George Pompidou. Cette sélection cherche-t-elle à représenter l’oeuvre dans son ensemble ou se focalise-t-elle plutôt sur la manière dont elle peut s’inscrire dans le contexte des collections du centre Pompidou ?


    Quentin Bajac : L’idée est d’abord de représenter Lucien Hervé dans les collections photographiques du Centre, où il ne figure pas. Il s’agit aussi de mettre ses images en résonnance avec l’architecture, la peinture ou le dessin. Son travail entretient des affinités avec celui d’artistes qu’il a côtoyé de près, comme le Corbusier ou Fernand Léger. On a tendance à l’associer exclusivement à la photographie d’architecture alors que sa formation, ses passions et ses aspirations l´inscrivent au carrefour de mutiples pratiques, qu’il s’agisse de la mode, de la peinture ou de la musique. Nous avons souhaité dégager une vision globale de cette oeuvre qui s’inscrit pleinement dans le contexte du modernisme.

    Comment Lucien Hervé s’inscrit-il dans cette photographie moderniste, lui qui semble isolé géographiquement des Avants Gardes artistiques où la photographie joue un rôle prépondérant (Constructivisme en Russie, Bauhaus en Allemagne) et qui ne fréquente aucun photographe ?

    Hervé est doublement isolé, géographiquement et personnellement. Le fait d’adopter la photographie pour gagner sa vie, à la fin des années 30, le rapproche de certains compatriotes comme Brassaï. Presque dix ans après, il s’inscrit dans le sillage d’artistes qui ont saisi l’opportunité de développement de la presse illustrée pour devenir photographes de reportage. On trouve aussi à Paris, dès les années 30, un intérêt pour la photographie d’artiste, avec des galeries comme celle de la Pléïade ou du Chasseur d’image qui ouvrent leur porte et des revues spécialisées comme celle du Salon de l’Escalier. Des artistes de renom s’intéressent aussi à la photographie, comme Picasso ou Brancusi qui la pratiquent. En cette période de décloisonnement des arts, ce medium joue un rôle de premier plan.

    Peut-on voir dans les portraits de Mimi et Bernard l’influence d’un photographe comme Rodchenko ?

    Du fait de ses origines hongroises, Hervé était sans doute sensible aux expérimentations photographiques de la Nouvelle Vision dont il adopte le langage de façon presque naturelle. Des procédés stylistiques souvent utilisés, comme l’inversion des valeurs négatives, la surimpression, les plongées et les contre- plongées ont été redécouverts par ces photographes par le biais du cinéma. Lorsque Hervé adopte ce vocabulaire, à la fin des années 30, il ne s’agit plus d’une démarche innovante mais déjà d’un poncif de la photographie moderne.

    La photo que vous avez sélectionnée de la Tour Eiffel date de 1948, un an avant la rencontre de Lucien Hervé avec le Corbusier, qui marque pour beaucoup le début de sa carrière officielle de photographe. Pourtant, cette image ne contient-elle pas déjà ce qui fait l’une des particularités stylistiques de Lucien Hervé, son emploi d’éllipses et de raccourcis qui contiennent une vérité d’ensemble du bâtiment ?

    Il y a une évocation indirecte de l’esprit du lieu. L’image rammenée à un plan vertical joue très fortement sur le potentiel du hors champ, ce point de vue invisible sur la ville. On trouve aussi la stylisation caractéristique des lignes et le rapport, très harmonieux, de l’élément humain s’intégrant dans un environnement construit. On a finalement tort de séparer ses photographies d’architecture de celles, dites “humanistes”. Les deux genres sont liés par l’idée que l’être humain est au coeur de toute chose. La façon qu’a Hervé d’insérer l´humain de manière graphique dans le tissu architectural lui est très spécifique. Si les prises de vues plongeantes de la Tour Eiffel n’ont rien d’original à l’époque, celle de Hervé se distingue par sa focalisation du point de vue sur les bras accoudés et la manière dont l’édifice est vécu.

    A partir de 1947, Hervé réalise quantité d’images de la Tour Eiffel dont il semble étudier profondément la structure. Si le thème de la ville et de l’architecture est récurrent dans la photographie de l’entre-deux guerres, n’est-il pas original de photographier un seul bâtiment, en composant des images à l’intérieur de celui-ci ?

    En multipliant ses prises de vues du bâtiment, Hervé semble déjà travailler dans l’optique d’en épuiser toutes les possibilités graphiques, et ce avant même de se voir assigner une commande. La Tour Eiffel est perçue comme possédant une véritable photogénie, avec ses poutrelles en fer qui se détachent sur un fond plus clair, occasionnant des contrastes de noir et blanc, et par la façon dont la figure humaine s’insère dans sa trame. Bien que son approche soit différente, Hervé s’inscrit aussi dans le sillage de photographes qui, à la fin des années 30, font de la Tour Eiffel un emblème de la modernité.
    Ce phénomène est à rapprocher de la manière dont on a aussi érigé la photographie comme symbole de modernité avec, pour toile de fond, le mythe du progrès. La tour Eiffel et la photographie instantanée sont strictement contemporaines. Ces rejetons de la fin du XIXe siècle ont donc presque cinquante ans à la fin des années trente, lorsqu’on en fait des symboles du monde moderne. Leur cristallisation en symbole ne peut qu’être en retard par rapport à la modernité réelle.

    L’architecture jouit d’un statut privilégié dans le contexte de l’après-guerre. Nombre d’artistes sont intéressés de contribuer à son renouveau en réalisant des oeuvres. Ils souhaitent participer à la construction d’un environnement porteur de spiritualité. La photographie des dessins de Matisse pour la Chapelle de Vence n’est-elle pas emblématique de ce contexte ?

    C’est par le père Couturier que Lucien Hervé fait la connaissance de Matisse, de le Corbusier et de Léger. Ce rapprochement des milieux catholiques progressistes avec des artistes qui sont parfois d’anciens communistes peut paraitre étrange mais ne l’est absolument pas dans le contexte de l´immédiat après guerre, par cette volonté commune qu’ils ont de reconstruire des valeurs humaines en mettant l’art au service de l’”esprit”. Ces artistes cherchent tous à sortir de la peinture de chevalet pour réaliser un art qui puisse toucher la masse. Hervé est sûrement sensible à la découverte des dessins au trait de Matisse, où l’on retrouve une stylisation du noir et du blanc, un sens de l’abstraction et de l’épure qui sont les même dans ses photographies.

    Mais plus encore que le dessin, n’est ce pas aux papiers découpés de Matisse qu’Hervé est sensible, lui qui disait : “ce sont les ciseaux qui ont forgé mon regard, j’ai fait de la réduction un geste plastique où tout ce qui est superflu doit disparaître.”

    Matisse disait “je coupe dans la couleur”, comme Lucien Hervé coupe dans le réel avec ses ciseaux. Leur démarche se rapproche dans cet effort de rigueur et d’économie de moyen. Mais en tant que photographe, il est probable qu’Hervé, qui utilise un medium en noir et blanc, ait été plus attiré par ces dessins au trait de que par les compositions découpées qui lui posent le problème de la couleur.

    La frontière ténue entre photographie documentaire et abstraction sur laquelle Hervé se tient est-elle à inscrire dans le débat de l’après-guerre sur l’abstraction ?


    Lorsque Hervé se met à la photographie, après la guerre, on est dans un climat intellectuel qui se méfie de toute forme de figuration, associée aux régimes totalitaires, qu’il s’agisse du nazisme ou du réalisme socialiste. On assiste au retour en force de l’abstraction, qualifiée pendant la guerre d’”art dégénéré”. L’humanisme particulier d’Hervé, plutôt distant et biaisé, s’explique en partie par cette mise en retrait de la figuration, forcément sujette à soupçon. Hervé a cet humanisme critique d’une seconde génération qui s’interroge sur la possibilité de réinscrire la figure humaine dans les arts.

    Concernant toujours ce débat abstraction -figuration, faut-il interpréter l’emploi du gros plan comme une manière de renseigner sur le tout avec la partie, ainsi qu’Hervé le dirait lui-même, ou bien comme une com-position en soi, où l’architecture devient un prétexte ?

    Cette tension se couple chez Hervé avec une interrogation, qu’il a dû poser à plusieurs reprises au cours de sa carrière : est-ce que je fais oeuvre ou est-ce que je fais document ? Dois-je conserver une fonction documentaire à mes images? On sent bien, pour certaines images, qu´Hervé est dans la pure jouissance des lignes et des lumières. On remarque aussi parfois qu’il se sent obligé de se retirer pour faire oeuvre d’enregistrement. Cette tension est un point d’intérêt spécifique de son travail.

    L’Unité d’Habitation de Marseille, la première à être construite par le Corbusier en 1949, était loin d’être du goût de tous et il fallait certainement avoir un oeil éduqué pour en apprécier l’intérêt esthétique. Comment expliquer la véritable empathie d’Hervé pour le bâtiment, dont il réalise 650 photographies en une seule journée ? Est-il intellectuellement préparé à découvir ce chantier ou bien s’agit-il d’une véritable découverte in situ ?

    L’appareil photographique, comme “machine à photographier”, entretient un rapport de connivence avec cette architecture que l’on a qualifiée de “machine à habiter”. En photographiant un chantier, avec ses ouvriers au travail, Hervé reprend l’une de ses obsessions, celle de la figure humaine inscrite dans la structure architecturale. C’est également sa première rencontre avec le béton, un matériau à mon avis déterminant dans son travail. Il représente une surface plus dense que la dentelle de la Tour Eiffel. Sa texture accidentée capte bien la lumière et permet beaucoup plus de variations chromatiques dans les gris. En quelque heures, Hervé découvre avec enthousiasme un matériau porteur de nouvelles possibilités chromatiques, un système de pensée et une architecture.

    En réponse aux photographies qu’Hervé lui envoie, Le Corbusier lui écrit : “vous avez l’âme d’un architecte.” Il dit l’âme et pas l’oeil. Cette distinction est-elle liée à la volonté qu’a Hervé d’aller au-delà de l’architecture telle qu’on la voit ?


    Hervé ne se contente effectivement pas de rendre visible une structure, ou l’apparence de la chose, mais bien d’en saisir une vérité en revenant à son intention première : l’idéal de l’architecture, son dessin ou dessein, comme organisation de l’espace. Il tente de retrouver l’intention qui préside à la forme architecturée et atteint cet objectif par sa grande capacité plastique d’abstraction. Cela implique de savoir tenir à distance les apparences pour rechercher une forme de permanence.

    Cette recherche expliquerait aussi la façon qu’il a de travailler en série et de présenter à le Corbusier ses tirages découpés et agencés sur un carton coloré. Présentées sous la forme de planche, les images ne suivent aucune chronologie, mais un autre ordre logique...

    Ces planches ont un aspect cinématique important. Aujourd’hui, on se focalise plutôt sur tel cliché particulier parce qu’on y trouve une vraie magie des formes, mais il est important de les recontextualiser pour sentir la compréhension progressive du bâtiment par le biais de la photographie. Je reviens à cette distinction de l’oeil et de l’âme. Il y a surtout, de la part de Le Cobusier, une volonté de dire qu’à l’instar de l’architecte qui construit des bâtiments, Hervé construit véritablement des images, la photographie n’étant pas simplement un prélèvement du réel mais d’abord une construction de lumière. La notion de construction photographique peut servir de fil rouge au travail d’Hervé. Le Corbusier lui a d’ailleurs écrit : “ Vous avez l’âme d’un bâtisseur.”

    Walter Benjamin écrit aussi que “la nature qui parle à l’oeil n’est pas la même que celle qui parle à la caméra”...

    Le mythe de l’architecture moderne a été créé autant par les photographes que par les architectes et Lucien Hervé a pris plus que sa part dans cette construction. Bien souvent, le photographe prend le pas sur l’homme du documentaire. Il y a des libertés prises avec la forme. On est dans une diffusion de l’architecture moderne un peu fantasmatique, voire “mensongère”. Hervé a beaucoup fait pour l’architecture moderniste de son temps qu’il a magnifié. La vision que l’on a de ces architectures aujourd’hui est totalement filtrée par son regard, si bien que l’on peut être déçu lorsqu’on est en face du bâtiment réel. On s’aperçoit que ses rapports de volumes ne sont pas si impréssionnants, justes et équilibrés que ceux que la photographie nous avait transmise.

    Devenu par la suite le photographe attitré de Le Corbusier, Lucien Hervé se voit commander des reportages photographiques sur les grands chantiers urbanistiques d’après-guerre. Son sens analytique le prédispose à « comprendre » cette nouvelle architecture et à en dévoiler les enjeux sous-jacents. Son engagement communiste n’est-il pas déterminant pour le traitement de ces sujets et pour la vision qu’il en propose ? Cette sensibilité à l’aventure collective qui le fait photographier les ouvriers sur les chantiers, ou les constructeurs de route en Inde n’est-elle pas intimement liée à son engagement politique ?

    Hervé est l’homme d’une époque et d’une génération. On peut replacer son travail dans le contexte de la photographie moderne qui a beaucoup magnifié le travail. Qu’il s’agisse de François Kollar en France, de Rodchenko en Union Soviétique ou des photographes américains de l’époque du New Deal, le chantier est pour tous un endroit positif, porteur de valeurs de progrès. C’est un lieu vecteur d’utopie qui devient presque paisible. La façon très graphique dont Hervé traite ses silhouettes d’ouvriers se détachant sur les grilles du béton armé n’est pas sans rappeller aussi les Constructeurs de Fernand Léger.

    On trouve d’un côté les chantiers, l’aventure collective porteuse d’utopie, de l’autre un photographe particulièrement sensible au thème de la solitude et de la pauvreté, à des formes d’exclusion sociale...

    Lucien Hervé semble être un homme partagé entre des utopies auxquelles il adhère et la conscience de leurs limites. Son humanisme est moins évident, optimiste ou béat que celui de Doisneau ou de Ronis. Son emploi fréquent d’ombres portées, cette façon de saisir l’homme isolément dans le cadre, en discordance avec son environnement, donnent aux images une tristesse retenue.

    En comparaison de ces photographes qui recherchent la complicité de leur modèle, l’approche d’Hervé parait assez froide et distanciée. En taisant l’anecdote et le cas particulier qui le sépare de son modèle, il semble chercher ce qu’ils ont en commun, par le seul fait d’exister.

    Par leur approche pittoresque, Boubat et Doisneau recherchent d’abord la caractérisation d’une situation, la scène ou l’incident alors qu’Hervé va au contraire vers la généralisation. Son traitement abstrait de la figure humaine a la même fonction qu’avec l’architecture, celle de tendre vers un propos général. Il y a peut-être, plus que chez d’autres, une recherche de ce qui fait la condition humaine de l’immédiat après-guerre, une volonté d’objectiver une situation individuelle ou spécifique. Il s’agit toujours de transcender une expérience singulière avec la photographie.

    Concernant les recherches abstraites de Lucien Hervé, celle intitulée : « le beau court la rue », réalisée en 1968, est-elle à inscrire dans le contexte de mai 68 ?

    On trouve dès les premières photographies d’Hervé une sensibilité à la poésie de la rue. Son intérêt pour les affiches, dans les années 60, rejoint une tradition esthétique qui voit dans les murs de la ville le support d’une expression populaire. Cette dernière regagne une actualité avec les affichages sauvages de 68 et les slogans. Les murs deviennent des surfaces d’inscription des angoisses et des utopies qui attirent l’oeil de nombreux artistes. Brassaï réalise dans cette idée une série sur les graffitis qu’Hervé connaissait certainement.
    L’autre intérêt de ses recherches abstraites est aussi la volonté qu’il a de s’exprimer par la couleur, ce qu’il n’a jamais pu faire pendant des années, dans le contexte de ses commandes. Au cours de sa carrière, Hervé a certainement été frustré de ne pas pouvoir rendre compte de la couleur, qui était une dimension très importante des architectures modernes. Il s’est forcément interrogé sur les possibilités d’en donner un équivalent visuel noir et blanc. L’exploration de la couleur coïncide avec une expression plus personnelle de l’artiste, à la fin de sa vie.

    Que penser de la reconnaissance tardive de Lucien Hervé en tant qu’artiste ? N’y a-t-il pas contribué, lui qui disait, si modestement, dans une interview : « “Il y a un esprit du siècle, que vous voyez ou non, vous êtes traducteur de l’esprit de ce siècle.” Hervé n’a-t-il fait que voir l’esprit de ce siècle pour le traduire avec talent ou bien a-t-il apporté quelque chose en propre ?

    Lucien Hervé a rejoint une génération d’architectes modernes qui a été la première à saisir ce que les procédés de reproduction mécanique de la photographie pouvaient apporter à la construction du mythe et à la diffusion de l’avant garde. A l’instar d’autres photographes, il a abondamment contribué à diffuser cette esthétique avec intelligence. Si la démarche d’Hervé reste une spécificité qui est celle de sa génération, il en reste l’un des plus éclatants représentants.
    S’il fallait, par ailleurs, cerner ce qui fait la singularité d’Hervé, au sein d’une scène européenne de l’époque, elle tiendrait à sa grande rigueur, à son économie de moyen et à la façon, tout à fait originale, dont il se tient sur la limite entre abstraction et figuration; celle avec laquelle il cherche, par delà une apparence extérieure des choses, à rendre compte d’une idée, d’un dessein et à faire que chaque expérience de la vision soit saisie dans une réflexion plus générale. Qu’il s’agisse de la scène de genre, de la photographie de mode ou d’architecture, on trouve cet effort constant pour transcender l’expérience photographique en une vision construite.

    Entretien avec Quentin Bajac pour le magazine hongrois Fotomuveszet, n°4/09, septembre 2009.
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Magali Daniaux et Cédric Pigot, Lait Frelaté

    Il y a 12 ans

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    Magali Daniaux et Cédric Pigot, Lait Frelaté
    Conçue par le tandem d’artistes, Magali Daniaux et Cédric Pigot, Lait Frelaté est une exposition qui fonctionne par strates, où les crânes et collages exposés sont la partie visible de données enfouies, à découvrir en écoutant des contes.

    Cinq crânes d’animaux disposés dans l’espace de la galerie éperonnent l’imaginaire par leur apparence hybride. Leur surface enduite de peintures au rendu de nacre, d’émail et de porcelaine rappelle le finish des carrosseries automobiles de luxe ou évoque une délicate opération de chirurgie esthétique. A la manière d’enjoliveurs chromés ou de prothèses chirurgicales, les défenses des bêtes ont été reproduites en acier.

    Ces réceptacles du cerveau ainsi sublimés exhibent leur face creuse. L’ensemble pourrait bien faire songer à quelque rituel ésotérique célébrant l’organe invisible et les mammifères choisis à des totems conservant les données mnémoniques de ces crânes-objets. Posés en triangle sur une table, Coordonnées, le crâne de porc à la peau génétiquement proche de celle de l’humain et à la chair consommée sur la plupart du globe voisine Disgrâce Sanglante, le crâne de veau, symbole d’opulence, et Vaisseau Divin, un crâne d’oryx qui, appuyé sur ses longues cornes, décrit un mouvement érectile.
    Fixé au mur à hauteur d’homme, Extrémiste Hindou, un crâne impressionnant de phacochère semble nous défier. Son volume massif et ses doubles défenses pointant vers le haut en font le plus viril des animaux du bestiaire. Le propriétaire du trophée pourra détacher à loisir les belles excroissances de ce cochon sauvage pour un usage laissé à discrétion.

    Objets à la fois archaïques et futuristes, restes d’un festin transmutés en reliques précieuses, ces carcasses animales sont transposées dans l’univers glamour du finish fetish et du glossy. Leur enveloppe satinée masque leur apparence vulnérable. Epargnés du jaunissement et des craquelures irrévocables, saisis dans le lisse, ils sont promis à la jeunesse éternelle. De ces crânes, l’horreur sanguine et la chair soumise à la décrépitude ont été évacuées. Les fins aiguillons métalliques sortant de deux d’entre eux évoquent cette succion intérieure, jusqu’à l’os.

    Posés à proximité des crânes, des casques diffusent un récit dont la tonalité relève à la fois du bulletin d’information, de la science fiction et du jeu vidéo. Porteur de narrations multiples et générateur de sensations, ils mettent en branle un réseau de signification où l’on se laisse guider en contemplant les collages fixés aux cimaises. Réalisés à partir d’éléments prélevés de bandes dessinées américaines des années 70, de romans-photo chinois et de mangas japonais, ces assemblages à la précision chirurgicale greffent ensemble des visions hallucinés pour décrire des scénarios érotiques et sanguinaires aussi saturées d’actions que le sont les récits audio.
    Suivant les péripéties des significativement nommés « Grand Singe », « Coordonnées» et « Vaisseau Divin », mais également de « Disgrâce Sanglante » et d’« Extrémiste Hindou », nous traversons un univers chaotique, protéiforme et dense dont les collages constituent l’évocation visuelle.

    Au fil d’une délirante odyssée entre Singapour, Miami et Guatemala City où il est question de guerres de clans et d’avènement de la science, de médecine nouvelle et de rencontre métaphysique avec «Dieu-bite », nous croisons une « branche dissidente de la secte Moon » et des « partisans du Noyau Cool », « un diététicien spécialisé en chirurgie esthétique pour enfants obèses » et un « végétalien tendance dure ». Un trafic de marchandises traverse cet univers à peine plus exagéré que le nôtre. Des « pilules oranges » circulent dans la nuit, des « graines et des pistils de fleurs en barquettes » sont « vendues à prix d’or sur des marchés flottants » et des « carcasses de boeuf argentin remplies de sexes de petites filles et de sachets de dope » sont « distribuées par les « Géniteurs de l’Alliance Rose ». Humour caustique, visions sanglantes et télescopages délirants décrivent un monde où toute la démesure du nôtre semble s’être agrégée en des figures jusqu’alors inédites, logée dans des fantasmes et croyances d’un genre nouveau et lâchée dans des scénarios barbares à l’inventivité jamais démentie par l’histoire. Pour nourrir leur fiction, le tandem d’artistes n’a pas hésité à piocher des morceaux de phrases sur Internet ou sur d’autres supports. Ils se sont mutuellement échangé ces embryons d’information comme un matériau à faire proliférer et à remodeler au fil de hasard, de trouvailles heureuses et de couplages à la « beauté convulsive ». Le collage a ceci d’extraordinaire que, quelle que soit la manipulation dont il a été l’objet, il comporte toujours un fond troublant de réalité déjà là. Magali Daniaux et Cédric Pigot nous dévoilent les fragments d’un univers en expansion où subsiste la mémoire, bruissante et plurielle, de notre monde contemporain.

    Magali Daniaux et Cédric Pigot
    Lait Frelaté
    Galerie Eva Hober, Paris


    Communiqué de presse pour la galerie Eva Hober, 2010.
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  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Georgia Russell

    Il y a 12 ans

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    Georgia Russell
    MP : Peux-tu nous parler du premier objet que tu as découpé ?

    Georgia Russell : Il s’agissait d’un livre dont le titre est Mémoire. En résidence d’un mois à Paris pour un travail de vidéosur le temps et les variations de la lumière, je me baladais sur les quais de Seine. Les étals des bouquinistes m’ont interpellée par leurs vieux livres déjà lus et ce rassemblement désordonné d’auteurs où l’on peut trouver Marcel Proust à côté de Paul Auster. J’avais déjà utilisé des livres comme carnets de croquis mais celui-ci m’a donné envie d’y découper un lustre pour placer une lumière à travers. Au contact du papier et de ses transformations, d’autres idées plus intuitives ont surgi. Le livre a pris des formes que je n’aurais jamais imaginées avant.
    Beaucoup de livres sur lesquels tu es intervenue font référence à l’intimité féminine. Je pense aux Études sur l’hystérie, au Deuxième Sexe ou à des romans emblématiques comme Madame Bovary.

    S’agissait-il d’explorer cette thématique en particulier ?

    Ces lectures étaient liées au fait d’être une étudiante étrangère vivant à Paris, s’interrogeant sur qui elle est et sur ce qu’elle souhaite faire. Au-delà de cette anecdote personnelle, je suis assez convaincue par l’idée que le livre s’adapte au lecteur. Il a un pouvoir de transformation sur lui de la même façon que le lecteur est libre de s’y projeter.

    Est-ce pour représenter cet impact des livres sur l’intériorité du lecteur que tu les fais ressembler à des organes internes comme des poumons, un cœur ou un système nerveux ?

    Une fois ouvert, le livre est un espace où l’on peut se sentir devenir quelqu’un d’autre. En passant sous mon scalpel, il devient le trophée des émotions qu’il a suscitées en moi. Il en permet le partage tangible. Leur forme évoque aussi des totems ou des masques… Dans de nombreuses cultures, ces objets de croyance permettent d’entrer en relation avec les ancêtres. Ils ont pour fonction de protéger et sont aussi utilisés pour rendre compréhensible le monde sensible en l’articulant dans un système de représentation cohérent. Sous une forme certes différente, ces aspects apparaissent aussi dans le rapport que nous entretenons avec les livres. Dans ces œuvres essentiellement réalisées à partir de romans, j’ai été étonnée d’en trouver quelques unes faites avec des journaux…
    Le journal est un miroir de la société au même titre que le livre bien que son contenu soit destiné à passer beaucoup plus rapidement. Il est assez vertigineux de voir s’écouler toute cette information au quotidien. Cela dit, je peux aussi avoir cette sensation en feuilletant un livre d’histoire de l’art. Entre la première et la dernière page, de multiples révolutions esthétiques se sont déroulées sous nos yeux. Leur concentration en un seul livre donne l’impression d’un cycle ininterrompu, aux formes constamment renouvelées. Mon travail de découpe est aussi un symbole de ce temps qui passe.
    De nombreux livres surréalistes sont aussi passés sous ton scalpel, à commencer par le « Manifeste » lui-même, l’emblématique Nadja ou encore ce livre intitulé De Baudelaire au surréalisme.

    Est-ce pour des raisons d’affinité esthétique avec ce mouvement qui a pensé d’une façon nouvelle la relation entre littérature et image et encouragé leur usage iconoclaste ?

    Avant d’arriver en France, je connaissais assez peu les surréalistes. Lorsque j’ai découvert de plus près leur travail de transformation sur les objets, j’ai senti une affinité d’intérêt qui m’a donné envie d’explorer de plus près ces artistes. Je pense par exemple à Claude Cahun pour qui la subjectivité est nécessairement multiple et mobile, constamment réinventée au fil des instants. Pour elle, cette labilité va à l’encontre de notre besoin d’identification ou de classification. L’identité serait tout au plus comme un masque que nous portons. Ses réflexions sont largement influencées par la célèbre formule de Rimbaud, « je est un autre ». Peut-être que par mes œuvres découpées, je transmets aussi cette idée de mutation constante.

    Dans le cas de tes Paysages, tu es partie d’images déjà existantes tandis que pour les Nus, tu as fait photographier des modèles que tu as choisis et mis en scène. Pourquoi cette différence d’approche ?


    Pour les paysages, l’idée était de partir d’anciennes photographies trouvées dans les archives du musée d’Orsay. Réalisées par des explorateurs pour inventorier des sites naturels, ces photographies ont fixé des paysages impressionnants qui aujourd’hui n’existent plus ou se sont transformés au point de devenir méconnaissables. Je trouvais intéressant de voyager à travers elles. Dans le cas des photographies de nus, j’ai au contraire voulu partir d’un monde très proche du mien. Les modèlessont tous des amis et ce choix est important. Travailler avec des gens que j’aime est un moteur au même titre qu’avec les livres. Cette forme d’interaction affective que j’entretiens dans le travail est importante.

    Ton processus de découpe, lent et sophistiqué, n’est-il pas d’ailleurs une manière de passer plus de temps avec l’image ?

    Effectivement, les incisions communiquent le temps passé avec l’image. Ce pattern répétitif rend tangible l’accumulation de minutes, d’heures et de journées écoulées dans une œuvre. J’étire la forme jusqu’à ce qu’elle soit sur le point de disparaître, pour la faire glisser vers un état plus abstrait. Les incisions couvrent d’abord une petite portion de la surface puis commencent à l’envahir et à faire bouger l’image jusqu’à l’emporter et parfois la désintégrer. En se délitant, elle ressemble à ces souvenirs dont on garde une émotion, souvent très forte en comparaison de ce qu’on se rappelle qui est infime.
    Cette frontière ténue entre la réalisation d’une œuvre et sa destruction fait penser au thème du Chef d’œuvre Inconnu, ce roman de Balzac que tu as aussi choisi de découper…
    Si l’un des propos du dessin est de trouver le trait juste, on peut dire que je dessine en négatif sur l’image pour en conserver les traits essentiels. En poussant au maximum leur incision, il m’est arrivé d’avoir à jete des images parce que j’étais allée trop loin. Quel que soit le support de départ, ils’agit toujours d’un travail de défiguration par lequel je rentre dans l’objet pour mieux le connaître et transmettre l’émotion qu’il a provoquée en moi. La retenir, c’est parvenir à garder juste ce qu’il faut de matière.

    Entretien en avril 2010 pour le catalogue d’exposition Georgia Russell, galerie Dukan et Hourdequin, Paris.

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  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

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    Dreamtime Habiter

    Il y a 12 ans

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    Dreamtime Habiter
    Dreamtime est le titre choisi pour les expositions collectives organisées chaque été dans les grottes du Mas d’Azil. Il se réfère à ce que les Aborigènes appellent « Temps du Rêve ». Un état germinal du monde qui précède la formation de la terre, une mémoire des origines accessible par le truchement de rituels. Dix artistes ont été conviés à rêver le temps des premiers habitants de la grotte. En une époque de « désenchantement de l’art », la résurgence du mythe dans la création contemporaine est fréquente. Peut-être parce le mythe a cette capacité de structurer un rapport au monde fondé sur sa démesure, où la fascination et la crainte s’articulent en des récits ambivalents. Une ambiguïté qui garde toute sa pertinence pour penser l’état de notre monde dont les contours instables subjuguent autant qu’ils inquiètent. D’où venons-nous, où allons-nous… Armés de casques de spéléologues, les artistes s’engagent dans les chambres, plateaux et galeries de la Grotte du Mas-d’Azil pour sonder ses cavités, se connecter aux bouches d’ombres creusées par une rivière dont on entend partout le murmure.

    Dans les entrailles de la terre

    Un crâne de squelette réalisé par Jean Luc Favero dans la Galerie Monumentale marque le seuil d’entrée de la grotte. Le visiteur pénètre cette boîte crânienne de quatre mètres d’envergure pour se retrouver en face d’un crâne humain exposé. Une analogie se met en place par cette relation de contenu à contenant. Elle télescope la forme du crâne, « container premier de l’esprit», à celle de la grotte ainsi décrite comme espace à la fois physique et mental. C’est tout le sens du titre (et de l’orthographe) donnés à ce troisième volet de Dreamtime, « HabitéR. » : les artistes habitent la grotte autant qu’elle les habite. Ils quittent le « white cube » amnésique et lisse pour entrer dans un « dark hole » mnémonique et chargé. Ils passent d’une histoire de l’art à une histoire de l’homme.

    Habitée pendant 50 000 ans, la grotte du Mas d’Azil fut un centre important de la région pour le marché du silex. Nécrophorus, une pièce réalisée par le tandem d’artiste Magali Daniaux et Cédric Pigot, rappelle cet affrontement des hommes à la matière. Elle se compose de deux gros blocs massifs en cristal de sel.  D’épaisses chaînes en acier fixées aux blocs (de 220 kilos) relient des bracelets de force en cuir. La polysémie de la pièce tient au fait qu’il s’agit de sel, un minéral employé  dès le Néolithique pour conserver les chairs du gibier. Son titre évoque aussi les pratiques mortuaires de l’Egypte ancienne qui employait le carbonate de sodium pour momifier le corps des rois et les préserver du pourrissement. Nécrophorus évoque les défis prométhéens de la technique face à la fragilité humaine, une rivalité audacieuse avec le divin, la transgression d’un ordre naturel qui donne vie et la recycle.

    Inversement à cet effort d’arrachement à la matière par lequel l’homme maîtrise progressivement la nature, Chiara Mulas aborde la grotte sous l’angle, fusionnel et régressif, du « retour à la Terre Mère ». Tendue dans une cavité, une toile écran est le réceptacle de sa performance filmée. Nue et peinte en rouge sang, couleur renvoyant à l’idée de sacrifice rituel comme à l’intérieur du corps, l’artiste évolue dans les anfractuosités de la roche. La grotte devient l’espace de projection d’un grand corps mythologique, de ce « ventre-cerveau » que représente pour elle le Mas d’Azil. L’exploration symbolique des entrailles de la terre prolonge aussi l’histoire de cette partie de la grotte où l’on découvrit autrefois des sanctuaires. Génératrice et sustentatrice de ce qui vit, la Terre-Mère est aussi celle qui avale les vies parvenues à leur terme.

    Par delà nature et culture

    Partant des reliefs accidentés du site, Myriam Mechita a agencé ses pièces de façon à dresser les contours d’une dramaturgie mystérieuse. Une cascade de chaînes se déverse dans l’éboulement rocheux. De l’autre côté du gouffre, des formes cristallines scintillent sur un promontoire autour duquel apparaissent les dépouilles argentées de chevreuils décapités, comme jetés en pâture à d’obscures divinités chtoniennes. De chatoyants filets de perles s’échappent de leur cou mutilé, assimilant le sang versé à une matière précieuse. Le brutal et le merveilleux se télescopent dans ce scénario sacrificiel de la dépense et de la perte. Il évoque ces dons rituels ou potlach qu’étudia l’ethnologue Marcel Mauss. En saccageant ses biens, l’homme primitif s’élevait de sa condition d’homme, liée à la valeur d’usage des objets, pour entrer dans un ordre supérieur de dépense et s’approcher du divin. La pièce de Mechita tire sa dynamique d’un jeu de forces contradictoires où les éléments s’enchaînent et se déchaînent à la fois. D’un point de vue psychologique, elle évoque les mécanismes passionnels d’aliénation par une personne ou par un lieu et le recours à une forme d’exutoire pour s’en délivrer. Sur une paroi de la Salle du Temple, contrebalançant cette relation tumultueuse au site, apparait le tracé lumineux et aérien d’un dessin réalisé par une main invisible. Il s’agit de la reproduction d’une peinture rupestre de la grotte du Mas d’Azil, inaccessible au visiteur. Charley Case et Thomas Israël l’ont dupliqué à l’aide d’une palette graphique pour la replacer dans le circuit de l’exposition, la faire renaître dans le regard des visiteurs. La révélation de cette forme occultée a la portée, symboliquement forte, d’un dialogue phénoménologique avec le passé. Une idée que synthétise cette phrase des artistes : « grâce à toi je suis, grâce à moi tu restes. » Elle peut aussi se référer à l’hypothèse du préhistorien Jean Clottes selon laquelle les images pariétales seraient suggérées à l’homme primitif par la forme même du rocher. Il ne ferait en ce sens que matérialiser les contours d’une vision produite par la roche pour la dévoiler. Le dessin représente une silhouette hybride d’homme superposée à celle d’un animal. Des ramures de cervidé prolongent le profil humain, en référence possible à ces « animaux alliés » que séduisaient les chamanes pour gagner leur sympathie. De par son renouvellement périodique, la ramure du cerf symbolisait pour eux le cycle de la vie et de la mort, la puissance régénératrice d’une nature infatigable.

    La confrontation de l’homme à l’animal se poursuit avec les images animées de danseurs que Delphine Gigoux-Martin projette sur les parois de la Salle Mandement. Pour réaliser ces dessins animés, elle a demandé à un danseur de mimer des postures animales. Les indices de leur différence et de leur proximité apparaissent dans ces étranges chorégraphies. Elles évoquent les danses animalières que réalisaient les chamanes pour transformer un rapport conflictuel de prédation en un dialogue possible entre congénères. « Le problème de notre nourriture, c’est qu’elle est faite entièrement d’âmes »1 expliquait un chamane à un anthropologue. Réalisée par Elsa Sahal, la céramique intitulée Cul/Jambes joue également sur un glissement zoomorphique de l’anatomie humaine. Son caractère érectile renvoi possiblement à un moment décisif d’évolution de l’homme devenu bipède. Mais l’artiste céramiste a donné à sa paire de jambes l’aspect pachydermique de pattes d’éléphant, comme un rappel ironique de notre posture antérieure, sur quatre pattes. Ses Autoportraits en forme de grotte sont des céramiques pleines d’étrangeté. Leur forme organique se confond aux promontoires rocheux qui leurs servent de socle. Elles semblent être revenues de la white cube pour retrouver leur matrice. Dans cette obscurité des origines, on contemple les jeux subtils de brillance et d’opacité qui animent ces pièces régressives. Elles semblent livrer des autoportraits de l’artiste-créateur en proie à la matière, à une exorcisation de ses méandres intérieurs.

    La poésie des objets


    Réalisée par le tandem Daniaux &Pigot, une maisonnette clairement identifiable amorce un retour à la civilisation. Elle reprend la forme de cabanons, disséminés dans toute l’Asie du sud-est, destinés à recueillir des offrandes populaires faites aux esprits pour se placer sous leur protection. Déjà exposée à Moscou et à Nice, son contenu varie en fonction du contexte géographique où elle s’inscrit. Une constante de l’installation : la réplique miniature de la chaise couverte d’un bloc de cire réalisée par Joseph Beuys. Hommage est fait à cet artiste chamane qui fit de la fonction prophylactique des objets un thème récurent de sa réflexion esthétique. Un diffuseur d’odeurs sollicite régulièrement nos narines par ses effluves subtiles, éveillant de la sorte notre sens le plus animal. La maison semble si bien avoir trouvé sa place que les artistes en ont supprimé les pilotis. La voici bien rivée au sol, face à une partie dégagée de la grotte qui s’ouvre sur une vue de route goudronnée longeant la rivière. Digne d’un roman d’anticipation, ce panorama de début ou de fin du monde s’accorde à la tonalité de leurs pièces. Exposés dans une galerie bordée d’ossements, leurs crânes d’animaux à la surface enduite de peintures employées pour les carrosseries de voitures de luxe offrent un contrepied insolent aux traditionnelles Vanités. Epargnés du jaunissement et des craquelures irrévocables, saisis dans le lisse, ils sont promis à la jeunesse éternelle. Sophie Dubosc protège également un os de mammouth de sa dégradation irréversible en réalisant sa copie en bronze. Son exposition dans une vitrine paléontologique, à côté de l’original, cristallise l’écart temporel qui nous sépare des premiers hommes. Ainsi transposé dans la grotte, le dispositif muséal rendrait presque mélancolique. Il souligne notre relation ténue au passé via ses vestiges fragiles et rares ; la tentative de recomposer, à travers eux, quelque pans de nos origines. Exposées dans le voisinage de la vitrine, des silhouettes humaines réalisées en cire prolongent cette impression de reconstitution incomplète. Ces corps vulnérables et amoindris aux membres délicats provoquent un sentiment ambigu de malaise et d’empathie. L’une de ces Figure bras jambe lie une jambe fléchie à un bras replié dont la main tâtonne le sol. Elle évoque tout autant une attitude cérémonielle que la posture, rampante et craintive, d’une créature aveugle. Réminiscence de la peur archaïque du noir qui est celle de notre enfance ? Obscurantisme d’un monde contemporain oublieux de ses origines, où tout se conjugue au présent ? Ces corps monstrueux, et pourtant si humains évoquent aussi l'idée, inquiétante, de mutation de l'espèce. On ne sait finalement rien sur les devenirs possibles de notre constitution physique, si ce n’est que notre apparence actuelle est totalement transitoire. Chez Dubosc comme chez Daniaux & Pigot, le mélange de données archaïques et futuristes a pour effet de replacer le présent dans une temporalité élargie à celle de l’univers et de ses possibles mutations.

    Les œuvres contemporaines trouvent toute leur place dans cette grotte où surgirent les images d’une humanité naissante. Elles établissent un dialogue, un contrepoint, un mélange de temporalités qui ne peut laisser indifférent. Les artistes semblent s’être laissé happer par ces cavités pleines d’une obscurité prolifique, ou gagner par cette « lumière antérieure à celle du soleil » dont parlait Roger Caillois. L’imagination serait-elle la vraie demeure de l’humanité ?

    1.Qu’est ce qu’un corps ? Ed. Musée du quai Branly/Flammarion, 2006


    Marguerite Pilven, pour la revue Multiprise, juin-septembre 2011.
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    Marguerite Pilven

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    Cristine Guinamand ou la peinture à fond perdu
    « Etre libre, ce n’est pas faire n’importe quoi, c’est aller au bout de chaque chose. » Paul Rebeyrolle

    Découvrant les tableaux de Cristine Guinamand m’est venue l’expression, calquée sur celle de George Bataille, de « peinture à fond perdu 1». Devant leur facture imposante, on sent que l’enjeu n’a pas tant été de définir une image, ou un quelconque ordre de surface que d’aller au fond de «quelque chose». Il y a clairement chez la peintre une volonté de ne pas s’en tenir à «l’image trouvée ». Guinamand en évoque ainsi la nature obsessionnelle : « Quoi que l’on tente, on fini toujours pas refaire la même chose ». Entre les impulsions premières et cette forme de liberté, ou de présence à soi, qu’est l’acte de peindre, un espace est à trouver.

    Guinamand ouvre la surface de la toile pour entrer en peinture comme en transe. Ce dégagement d’un espace a souvent le caractère d’une effraction : explosion, percée, ouverture forcée, cadre fendu... On note aussi la récurrence de grottes ou d’antres, au statut ambivalent d’abri ou de prison. L’ambiguïté est visible dans le tableau intitulé Le Canif. A peine dégagée de la matière qui la compose, une silhouette humaine troue l’espace et libère un coin de ciel enfoui. Evoquant la forme d’un oeil, cette percée est bordée de clous qui donnent l’impression d’un écartèlement forcé entre les couches. Sur le volet gauche du diptyque des Deux Soeurs, une figure féminine tente à la fois de se frayer un chemin dans la matière qui la cerne et de dissimuler la tête qu’elle vient d’arracher dans son antre protecteur. Par contraste, le mystérieux petit tableau intitulé Paysage (mais on pourrait tout aussi bien écrire « Pays Sage ») oppose un calme absolu de surface que viennent redoubler, comme une enceinte protectrice, des pièces de puzzle agglomérées au support. A la manière d’une couture, des clous plantés retiennent ensemble la lumière et l’obscurité, maintenant l’équilibre nécessaire à la vision claire.

    « Il fait rudement sombre » annonce l’exposition, « On n’y voit rien » titre un autre tableau. L’incursion dans les profondeurs de la peinture n’est jamais tranquille. Les figures saturniennes qui hantent Mammon et Lord of War sont issues de l’univers, infernal et sous terrain, de Gaïa, divinité terrienne de la mythologie grecque. Soumise à des puissances telluriques obscures, cette déesse de la fécondité a pour particularité de donner naissance à des créatures monstrueuses. Par son titre, le tableau intitulé La Herse évoque l’instrument agricole avec lequel on prépare la terre en la striant, pour l’ensemencer. Des rats semblent avoir été jetés en pâture au fond du tableau qui a l’ambivalence de cette « terre nourricière » ou « chaos primordial » décrit par Hésiode duquel surgit et retourne toute forme, en un cycle sans fin. Même achevés, les tableaux gardent un fond indéterminé qui menace de disruption l’ordre de surface, comme si la peinture restait suspendue, « sur sa faim ». Dans le Paysage figurant des champignons, ce fond va jusqu’à s’ouvrir comme une mâchoire.

    Les crânes qui hantent les tableaux ont une similarité de forme avec les grottes. Originairement couverts d’une enveloppe de chair et réceptacles du cerveau, ils sont à la lisière du dedans et du dehors, de l’intérieur et de l’extérieur et rejouent une obsession chère à la peintre : L’articulation et la circulation dynamique entre ces espaces. Des oeuvres comme Crâne à la Fraise ou Le Grand Rocher sont emblématiques de cette question du passage auquel répond un traitement de l’espace où les plans se mêlent en un jeu constant de renversements. Les crânes pyrogravés sont à la fois bombés et creux, transparents et pleins. Le « Grand Rocher » désigne aussi cette tête de squelette contre laquelle la composition s’adosse et qui fourni le contrepoint d’une saynète de Don Quichotte à la limite d’avoir été engloutie. Tel un trophée guerrier, il semble avoir été posé là comme un symbole de trêve : ici s’achève la peinture.

    Dans ces oeuvres à la facture sombre et complexe, Guinamand semble se resserrer sur l’avènement d’une peinture qui trouve son point d’émergence entre aveuglement et vision extrêmes, c’est à dire dans ces instants, nécessairement obscurs, où la distance entre la peintre et son tableau s’abolit.
    « Il y aurait dans la matière, informe infinité, une sorte d’appétit obscur de revenir sur soi pour se connaître2.»
    Que le tableau coince dans son développement ou parvienne à un point de saturation critique et Guinamand s’empare d’un miroir pour en sonder la surface et déceler ses faiblesses dans le reflet. Stratagème ultime pour s’y infiltrer, la prendre d’assaut et l’ouvrir encore, jusqu’à ce que les dernières résistances sautent.

    1.L’expression originale est celle de « dépense à fond perdue » théorisée dans le livre intitulé La Part Maudite.
    2.Jean Paul Sartre, préface du livre de Stéphane Mallarmé, Poésies, p.8, éd. NRF Poésie/ Gallimard.


    Communiqué de presse pour les galeries Hambursin Boissanté, Montpellier et Le Réalgar, St Etienne, mai 2010.
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

    www.margueritepilven.net

    Lucie Chaumont, Le Climat

    Il y a 12 ans

    / Articles

    Lucie Chaumont, Le Climat
    Lucie Chaumont expose à la galerie Eva Hober une série de dessins réalisés à la mine graphite et un mur en boîtes de carton de format « parpaing ». Conjointement, son installation intitulée « Empreinte écologique » est montrée à l’espace EDF. L’ensemble frappe par son économie de moyens. Un parti-pris de rigueur sans doute nécessaire en regard des sujets évoqués : bouleversements écologiques, crises sociales, politiques et identitaires. Autant de thèmes globalisants qui émeuvent, donnent mauvaise conscience et font beaucoup parler. Lucie Chaumont passe au tamis ces strates de discours agglomérés par l’opinion publique. Elle en reconsidère les éléments en une approche réflexive porteuse d’ironie.

    L’inscription outrancière de notre action dans la nature est une préoccupation majeure de l’écologie. La thématique des retombées de l’action, ou de leur dépôt, apparaît dans les oeuvres de Lucie Chaumont. Si son installation, Empreinte Ecologique (espace EDF), s’y réfère explicitement, les outils qu’elle emploie s’accordent également au cahier des charges qu’elle semble s’être fixé : concision, justesse de l’intervention dans un contexte donné. L’usage de la mine de graphite permet une précision du tracé, de la pression exercée sur le support papier et des nuances chromatiques. Elle donne aussi la possibilité de corriger une action ou de l’effacer. Le mur réalisé en carton se monte et se défait facilement. Son format variable s’adapte à l’espace disponible et son matériau se recycle. Cet effort constant de positionnement par l’artiste, dans sa portée réelle et symbolique, donne à son oeuvre un style et une tonalité d’ensemble.

    Le volume dessiné d’un iceberg immergé aux trois quarts ou la représentation d’une nappe de pétrole tapie dans les fonds marins décrivent le décalage entre une réalité manifeste et une autre cachée. Des graphiques extraits de manuels scientifiques ou de la presse (comme le dessin Milliards) suivent les fluctuations de phénomènes dont on ne connaît plus la nature. Ainsi évidés de leur référent, leur vrai dessein apparaît : mesurer scientifiquement les raisons de nous inquiéter ou d’espérer. « La bourse ou la pluie » titre ironiquement un dessin. En un jeu de glissement sémantique provoqué par ces prélèvements de signes et leur mise en série, Lucie Chaumont passe sensiblement du registre climatique, ou économique, au registre psychologique.

    A la façon des moulages de produits de consommations exposés à l’espace EDF, les dessins de Lucie Chaumont sont indiciels. Ils ne font que désigner l’existence d’un phénomène. L’absence radicale de proposition contraste avec leur réalisation artisanale. Ce qui apparaît d’abord est le travail minutieux de la main mimant l’exactitude de la photocopieuse, une performance acharnée, un exutoire de l’Horror Vacui. Le dessin est dense par sa qualité performative, tout comme le mur en carton dont les boîtes contiennent pourtant du vide. La reproduction minutieuse au crayon de tickets retirés lors de démarches administratives pour attendre son tour poursuit ce recensement maniaque d’actions. Consommer, produire, reproduire, attendre, craindre, espérer, autant de façons d’être au monde que Lucie Chaumont investit d’une épaisseur temporelle et réflexive. En matérialisant la part inévitable de vacuité contenue dans nos discours et dans nos actes, elle dessine les contours d’un monde invisible, doublure vertigineuse de celui que nous sommes certains d’habiter.

    Lucie Chaumont
    Le Climat
    Galerie Eva Hober

    Communiqué de presse pour la galerie Eva Hober, 2010.
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    Thème : Arts plastiques