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  • Marches et ralentissements

    Il y a 9 ans

    / Ecrits / Textes / Marches et ralentissements

    « Marche et ralentissement. Etude à partir de quelques déambulations », Revue Geste n°6, dossier spécial « Ralentir », novembre 2009, pp150-159

    À l’aire de la mobilité généralisée, de l’accélération et des poly-déplacements, la marche impose un rythme alternatif au dictat de la vitesse. Si la lenteur est de rigueur dans cette pratique déambulatoire, certains artistes pour qui la marche est devenue le medium de prédilection appréhendent une variété de rythmes conséquents aux contraintes imposées ou rencontrées. Qu’ils soient inhérents au  paysage traversé ou bien relatifs au processus d’enregistrement utilisé, ces ralentissements semblent contribuer à modifier la perception de la trajectoire pratiquée. Car si l’utilisation d’un outil d’enregistrement impose des ruptures au sein d’une marche régulière, la constitution même du territoire peut conduire à ralentir. Mais comment ces ralentissements interviennent-ils au sein des processus artistiques en marche ? En quoi un ralentissement conséquent à l’utilisation d’un appareil d’enregistrement diffère-t-il de celui relatif aux obstacles rencontrés ?   Si Laurent Malone se présente avant tout comme étant photographe, c’est parce qu’il interroge la place de la photographie au sein d’une pratique des trajectoires. L’outil d’enregistrement doit trouver sa place au sein du processus créatif afin de devenir la mémoire d’une traversée révélant l’actualité d’un territoire. Dans le travail de ce photographe, l’image fixe ou mouvement révèle le déplacement fondateur de la démarche artistique. Au sein des transects effectués, l’utilisation de la photographie se révèlent comme un frein à la linéarité du déplacement. Si certaines marches invitent à déambuler tout en enreigstrant à l’aide d’une caméra le parcours effectué ( Ground Zero), certaines nécessitent des arrêts fréquents et réguliers, comme autant de ponctuation au sein de la déambulation. Véritable contrainte, la réalisation de l’image dicte la narration du déplacement. C’est ainsi que pour JFK, marche reliant Manhattan Dowtown à l’aéroport Kennedy et réalisée en 1997 avec Dennis Adams, les deux artistes effectuent 243 paires d’images, sachant que pour chaque photographie réalisée par l’un des protagonistes devait être suivie par la réalisation d’une image par le second, devant se placer à 360 degrés du cadre précédent, sans être pour autant autoriser à cadrer et à modifier les réglages de l’appareil. A cette contrainte technique, s’ajoute une contrainte physique, celle d’effectuer le parcours le plus direct possible, imposant de traverser des espaces d’ordinaire non praticables à pied, tels que les voies express. Le transect, défini comme étant un relevé d’informations à travers un espace en suivant une ligne droite, impose de se confronter à la complexité du territoire traversé. Si le parcours ne s’effectue pas que sur le bitume, les deux artistes se doivent de déambuler au rythme des accélérations et ralentissements constituant la marche. Aussi, lorsque Laurent Malone se réfère à la méthode de l’Azimut Brutal pour rejoindre le centre ville de Naples depuis sa périphérie, il se confronte non seulement à l’impossibilité de suivre cette ligne droite vers l’horizon à cause des obstacles physiques rencontrés, mais aussi se doit de ralentir afin d’enregistrer régulièrement, à l’aide d’une caméra vidéo, l’avancé de son parcours. La vidéo ainsi produite, constituée d’un enchaînement de plans fixes rendant compte de l’avancé de la marche. Sur certain, le but de la marche est visible en arrière plans, alors que sur d’autres, un obstacle barre le champ de vision. Ces obstacles physiques sont autant de ralentissement au rythme régulier de la marche, auxquels se rajoutent les arrêts imposés par l’enregistrement vidéo.   Si les marches de Laurent Malone sont ponctuées par différents motifs conduisant à en ralentir le rythme lent et donc irrégulier, le collectif Ici-même fait du ralentissement le principe fondateur d’une approche allant à l’encontre du dictat de la vitesse. Pour ces artistes, la marche est un moyen d’éprouver l’environnement et de créer des fictions au sein d’un contexte le plus souvent urbain. Ralentir, c’est être à l’écoute de l’espace et du temps présent et d’appréhender autrement la pratique des  trajectoires. Aussi, les marches du collectif donnent lieu à des expérimentations invitant à la confrontation avec des contraintes inhérentes au paysage, comme imposé par les artistes. Pratiquant également le transect, ils ont notamment proposé des déambulations pour lesquelles tous les participants portent un tuyau de plusieurs mètres de long, les liant ainsi les uns aux autres.  Afin de respecter le tracé en ligne droite, le passage négocié par des habitations devient à son tour motif à ralentissement. La négociation et le bon vouloir des habitants rencontrés déterminent la réussite de la marche, dont chaque participant devient un élément constituant et indispensable à l’avancé du groupe, par le biais de la partie du tuyau portée. Cet élément ajouté n’est pas sans rappeler l’approche de Gustavo Ciriaco et Andrea Sonnberger, artistes proposant des marches à l’intérieur d’un élastic, devenant ainsi une frontière entre la fiction crée par les artistes et l’univers urbain arpentée. Pour être réalisable, la marche doit être effectué par un groupe d’au moins une dizaine d’individus, afin que l’élastic, structure englobante, soit maintenu en tension. Au sein de l’enclos, chaque marcheur peut soit subir le rythme imposé par ce qui devance la marche, soit se positionner aux extrémités de la zone, contre l’elastic et porter le groupe ou bien, à l’arrière en ressantant et subissant corporellement les accélérations et ralentissements des autres. La marche est tout d’abord dirigée par les deux artistes à l’initiative de la déambulation, qui peu à peu passe le relais aux participants, devant à la fois être à l’écoute des tensions des autres marcheurs, mais aussi modeler la forme élastique en fonction de l’espace traversé. C’est alors que le groupe peut ralentir et s’étirer à souhait pour s’immicer entre les voitures et façades, alors qu’il pourra  accélérer et se déployer sur une esplanade, face au regard interloqués des passants.
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  • La photographie contemporaine à l’épreuve du temps

    Il y a 9 ans

    / Ecrits / Textes / La photographie contemporaine à l’épreuve du temps

    « La photographie contemporaine à l’épreuve du temps » in François Soulages (dir.) Photographie & Contemporain. A partir de Marc Tamiser, Paris, L’Harmattan, pp 33-41

    Quel est le temps propre à la photographie contemporaine ? Émergeant du présent, elle a pourtant vocation à perdurer dans le temps. Quelle est alors la particularité de cette photographie plasticienne au regard d’une image consommée ?   L’ouvrage de Marc Tamisier intitulé Sur la photographie contemporaine[1] tente de définir ce que serait une photographie de son temps. Selon l‘auteur, elle a pour particularité de se situer dans un temps présent, à l’inverse de la photographie qu’il nomme anté-contemporaine. La contemporanéité de la photographie la place donc dans un temps présent indépendant de l’espace historique, c’est-à-dire qu’elle dépasse l’ancrage spatio-temporel de l’instant de la prise de vue, dans ce refus d’adhérence au réel qui la caractérise. Il sera question dans ce texte de confronter la photographie contemporaine à l’épreuve du temps. Si cette dernière émerge du présent, nous tenterons d’appréhender la distinction opérée par Marc Tamisier entre les « traces laissées par le temps»[2] et les « traces du temps lui-même»[3] comme différence essentielle entre approche évoluant dans l’espace-temps de l’événement médiatique et approche soumise à la temporalité de l’œuvre. Cette analyse ouvrira à des interrogations sur le temps de la photographie contemporaine et notamment celui de sa réception au public. En effet, quel est aujourd’hui l’intérêt  de faire front à Fait[4], œuvre de Sophie Ristelhueber inspirée de la deuxième guerre du Golfe ? Si la dimension mnémonique d’un tel travail ne nous semble pas essentielle, en quoi cette œuvre peut-elle encore aujourd’hui se situer dans une problématique contemporaine du temps présent, alors que les traces du conflit sur le territoire ont peut-être disparu ?     Le mur d’images que constitue Fait joue sur l’échelle en juxtaposant vues aériennes enregistrées depuis un avion et images de détails de ces sols cicatrisés, glanés sur le terrain. La photographe se focalise sur ces traces présentes à même la terre : témoignages du conflit ou bien preuves d’un passage, Sophie Ristelhueber porte son attention sur ces marques laissées par l’homme dans un territoire. Elle intervient alors que le conflit n’est plus d’actualité, s’attachant à enregistrer ces éléments avant que la poussière ne les recouvre à son tour. Cette installation, constituée d’images composant une mosaïque murale, se présente comme une surface sensible, quasi-corporelle, à l’image de ces cicatrices qui marquent d’un sceau le souvenir de la douleur. Le travail de Sophie Ristelhueber, aux frontières du reportage, conduit à s’interroger sur le rapport au temps. Si son propos aborde des problématiques communes à la presse, elle se place volontairement en retrait de ce système, que ce soit de façon spatiale  comme temporelle. Son travail, prenant la forme d’installation le plus souvent, est guidé par la cicatrice, leitmotiv de toutes ses séries. Dans l’analyse que Marc Tamisier en propose, il distingue à juste titre deux manières d’appréhender les traces du temps dans ses œuvres : la présence au sein de l’image de « traces laissées par le temps » et d’autre part, les « traces du temps lui-même ». Les premières introduisent le sujet, c’est-à-dire qu’elles témoignent de l’événement passé dont les marques tendent à s’effacer. Il s’agit de preuves du « présent contre le temps », comme le pratique généralement la photographie de presse. Il y a une urgence de l’instant, pour celui qui immortalise le moment, mais aussi pour celui qui consommera l’image. Telle est la logique des mass-media et du système fluctuant de l’image-événement. Cette attitude tente de contrer l’inéluctable disparition des traces du temps au sein du territoire. L’économie visuelle inhérente au mass-media est victime de l’accélération rythmant la temporalité du contemporain. Si, pour Marc Tamisier, l’arrivée du numérique dans le champ photographique a conduit à remettre en cause l’appréhension du medium, il n’en demeure pas moins que cette révolution amène surtout à repenser les modes de perception et de représentation de l’espace-temps du contemporain. L’accélération a été une donnée fondamentale dans la photographie de presse notamment au XXème siècle et a conduit à appréhender l’image consommée comme une image-flux, dans la logique de cette esthétique de la disparition prônée par Paul Virilio[5], où chaque image s’efface afin de laisser place à la suivante. Dans le monde de la presse, la course à la vitesse est justifiée par la nécessité de se situer de plus en plus prêt temporellement de l’événement. Pour Vincent Lavoie[6], cette compression temporelle guide les modes de fonctionnement de l’industrie des mass-media. L’auteur s’attache à souligner la tendance de la presse à ancrer l’image-événement dans l’instant de l’histoire. Mais, si certaines de ces images tentent de s’affranchir de l’actualité dont elles sont pourtant issues, elles ne semblent pas pour autant détachées de leur contexte spatio-temporel et de leur volonté de faire histoire. C’est à cela que Sophie Ristelhueber veut s’opposer en photographiant les “marges de l’événement“[7]. Le rapport frontal établi entre œuvre et public est le propre de ces artistes qui abordent la question de l’altérité tout en s’inscrivant au sein d’une pratique inspirée notamment de l’actualité. Il s’agit de ceux dont le travail concerne le social, proposant une représentation à la fois distante et critique de ces situations. Aussi, la nostalgie que procure au spectateur la référence à l’espace-temps d’un événement médiatisé peut conduire à détourner le propos de l’artiste. Car le sens de la photographie contemporaine appartient surtout à la lecture qu’en fera le public pour Marc Tamisier. En effet, ces images inspirées de l’actualité n’abordent pas tant l’événement dont elles sont issues, mais au contraire jouent sur ces références pour porter un autre discours sur ces faits et rendre à l’image sa dimension symbolique. Si pour Vincent Lavoie le domaine de l’art tente « une réhabilitation du genre historique dans la perspective d’une relecture critique de celui-ci»[8], on serait tenté de penser que certains artistes dépassent cette relation à l’histoire en donnant une dimension plus universelle à leur approche. Aussi, lorsque Sophie Ristelhueber élabore le travaille qu’elle nommera Fait, elle fait certes référence à un événement diffusé par les mass-media et ancré dans l’instant présent, mais elle s’inspire surtout d’une image publiée dans un magazine dont la plastique la conduit à focaliser son attention sur le motif de la cicatrice. Car ce travail est bien plus associé à l’ensemble de la démarche de l’artiste qu’à l’imagerie relative à l’événement de la guerre du Golfe. L’approche de Sophie Ristelhueber peut donc difficilement être considérée comme un témoignage de plus sur le conflit, tant la représentation symbolique de la marque de la douleur est omniprésente dans son œuvre. Cette analyse du présent proposée par Sophie Ristelhueber n’est pas sans rappeler la définition du contemporain élaborée par  Giorgio Agamben : « elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme »[9]. À cette attitude propre au contemporain, le philosophe y oppose celle d’individus coïncidant trop à leur époque et donc ne pouvant prendre la distance nécessaire à sa compréhension. Il semblerait donc que cette contemporanéité soit le propre de la photographie contemporaine, là où la relation directe établie par l’image de presse empêche de porter un jugement et de se détacher du présent. Le propre de la photographie contemporaine serait alors de prendre l’objet pour ce qu’il n’est pas, comme l’énonce à juste titre Catherine Rebois : « La photographie contemporaine paradoxalement ne nous montre pas une reproduction réaliste de l‘objet, malgré le recours à cette procédure technique rigoureuse, puisqu’elle le coupe de toute réalité et le met hors contexte.»[10] Pour ce qui est de son travail, Sophie Ristelhueber utilise la guerre du Golfe comme prétexte afin d’aborder un sujet plus large et plus universel que celui d’un conflit, qui est de fait ancré dans une histoire et une géographie. Cette spécificité de la photographie contemporaine la distingue d’autant plus d’une photographie consommée et appliquée dont la lecture serait normée. Le spectateur doit alors se positionner en retrait de la perception première de l’image et de sa relation indéniable avec une réalité, quelle qu’en soit la nature. Les photographies de Sophie Ristelhueber révèlent l’opacité de l’image. Ses all-over se situent volontairement en retrait de la représentation transparente de l’événement. L’œuvre Fait, par sa plastique ne se résume pas au sujet traité, alors que l’artiste semble aborder bien plus la symbolique de la cicatrice que celle de l’histoire d’une guerre. Comme l’énonce Marc Tamisier, à travers cette œuvre, il s’agirait surtout de la matérialisation d’un concept, celui du « temps comme trace ». La symbolique de la cicatrice révèle cette présence continue, quasi-éternelle de la blessure du temps, qui finit par se transformer en trace, dans la représentation de ces lieux où semblent s’enraciner un présent éternel. Les cicatrices du temps sont alors présentes dans l’image elle-même, dont l’ancrage spatio-temporel témoigne de la douleur du propos. Le public se réfère en premier lieu à sa connaissance du conflit par le biais des images relatives à l’événement, diffusées par les mass-media. Si ces dernières imposent une interprétation par le texte qui les accompagne, les œuvres de Sophie Ristelhueber invitent au contraire à en faire une autre lecture. C’est ainsi que le spectateur fait front à l’image afin d’y voir ce qu’il recherche. La compréhension de ces images ne peut donc se résumer à leur relation au conflit, simple pré-texte à création. Ces photographies, par leur référence à la cicatrice, témoignent de la persistance de la douleur et semblent tout de même avoir pour vocation de garder en mémoire, non pas la douleur spécifique à un événement, mais bien le rapport que chacun de nous entretient avec cette dernière. Mais comment cette « trace du temps » agit-elle sur le spectateur ? N’impose-t-elle pas une durée qui diffère de l’instant présent propre à l’image mass-médiatique ?   On pourrait supposer que cette appréhension du temps se présente comme une construction de cette confrontation entre spectateur et photographie. Elle serait constituée de deux moments : le premier appartiendrait à la perception et ferait référence à la surface sensible de l’image, là où le deuxième inviterait à puiser dans la mémoire de chacun. Cette persistance de la trace temporelle pourrait être appréhendée comme un présent qui dure, un temps qui serait à comprendre comme marque, comme un repère que le spectateur pourrait y trouver pour se référer à sa propre mémoire de l’événement. On serait tenté de comprendre ce travail sur l’autre, développé par Sophie Ristelhueber, comme une approche un tant soit peu universelle de l’histoire du temps présent. Ces cicatrices qui perdurent au temps passé, présent et futur contribueraient à la mise en œuvre de la représentation d’une « guerre générique[11] » évoquée par ces photographies-cicatrices. Par-delà ce motif, il s’agit d’appréhender les marques du conflit visible, relatif à l’actualité, mais aussi celles de conflits personnels, inhérents à tout individu. C’est pourquoi ces images diffèrent de celles des mass-media, non plus par ce qu’elles représentent, mais par leur immersion dans un milieu, celui de l’art contemporain, où le spectateur créé ce rapport de frontalité à la photographie. Frontalité qu’il faudrait penser au regard du point de vue de Jacques Rancière : « il faut un théâtre sans spectateurs, où les assistants apprennent au lieu d’être séduits par des images, où ils deviennent des participants actifs au lieu d’être des voyeurs passifs [12]». Le spectateur ne doit pas se cantonner à la posture de celui qui voit et subit l’œuvre à laquelle il fait face, sans pour autant se considérer comme partie prenante de la production artistique. Car le rôle du spectateur est aussi d’agir en fonction de ce qu’il observe et qu’il interprète l’œuvre au regard d’une connaissance et d’un vécu personnel. S’opère alors le décalage avec ce que l’artiste a voulu dire au sein de son œuvre et l’interprétation qu’en fait le spectateur sensibilisé à une autre histoire, acteur de son histoire. Ainsi, l’émancipation telle que l’appréhende Rancière serait « le brouillage de la frontière entre ceux qui agissent et ceux qui regardent, entre individus et membres d’un corps collectif»[13], donc entre le photographe et le spectateur faisant front à l’image. Car la mise en scène que crée le musée et la salle d’exposition invite aussi le spectateur à créer une autre relation avec l’image, que l’on souhaiterait aux antipodes de celle qu’impose les mass-media, c’est-à-dire plus consommée que ressentie et dont la temporalité s’inscrit indéniablement dans l’instant présent. Sophie Ristelhueber a pour habitude de puiser son inspiration dans le champ de l’information sans pour autant adhérer ni à l’espace, ni au temps des événements relatés. Dans la même lignée, une part non négligeable d’artistes contemporains a fait de l’actualité sa source d’inspiration. L’attitude qu’ils privilégient le plus souvent est de se situer en retrait de l’événement, que cette distance soit temporelle ou bien spatiale. Cette distance induit le détachement à l’image mass-médiatique référente et invite aussi à en faire une appréhension ouvrant à de multiples lectures possibles. Ce qui importe dans le processus de compréhension et d’appropriation de l’œuvre par le public est cette distance temporelle. Car, même si l’artiste agit dans un temps similaire à celui du déroulement de l’événement, en parallèle à la presse, la présentation de l’œuvre ne se situera pas pour autant dans un même temps et une même durée que celle des mass-media. Prenons l’exemple du travail de Brunon Serralongue[14]. Jouant avec l’univers de la presse, il interroge dans certains de ses travaux cette relation temporelle imposée par les media de masse, le conduisant à la production d’une image jouant avec la simultanéité de sa diffusion, là où son intégration dans le milieu de l’art impose de fait un décalage temporel. Mais il expérimente d’une certaine manière le décalage spatial dans la mesure où, ne possédant pas de carte de presse, il est obligé de se positionner en marge des tribunes réservées aux professionnels de la médiatisation d’un événement. L’utilisation d’une chambre photographique ne fait que justifier cette recherche d’une alternative à la course à la vitesse instaurée dans le monde de la presse. Et lorsqu’il a joué avec la frontière séparant l’art de la presse en travaillant comme pigiste dans une rédaction, il a, par la suite, exposé ses images publiées dans les journaux  au sein des institutions culturelles, mais amputées de leur légende. Bruno Serralongue conduit alors à s’interroger sur l’économie de l’image aujourd’hui, distinguant non pas la photographie argentique de la photographie numérique, mais bien plus deux économies parallèles de l’image, distincte quant à leur temporalité et quant à leur réception. Comme l’énonce Franck Leblanc[15], cette « image-flux » ne serait peut-être pas que le fait d’une technique, mais surtout d’un type d’utilisation, de support et de diffusion. Pour l’auteur, cette image est caractérisée par la mobilité qui l’anime, entre phase de production, de traitement, de diffusion, de suppression. Ainsi, l‘image de presse et l’image télévisuelle inhérentes à une actualité sont appréhendées comme images fluctuantes ; leur statut restant à repenser lorsqu’elles sont extraites d’un tel contexte. Tel est le cas pour l’image de presse muséifiée, pratique courante chez un photographe comme Luc Delahaye. Quelle est alors la valeur et le statut de ces images ? Cette adhérence au sujet, cette apparence un tant soit peu illustrative n’empêche-t-elle pas la dimension symbolique de l’art d’opérer ? Pour Vincent Lavoie, « l’image de presse est autorisée à intégrer le musée dans la mesure où elle prend en charge la représentation des grands événements de l’histoire ». Tel est du moins la tendance qui s’est développée, selon l’auteur, au sein des institutions culturelles dès la première moitié du XXème siècle. Ce phénomène n’a fait que s’accroître d’années en années pour devenir quasiment un genre de la photographie contemporaine aujourd’hui. Si le double usage de l’image n’est pas condamnable pour autant, la “plasticification“ de la photographie pour la rendre propre au monde artistique l’est. Il ne s’agit pas de mettre en doute les capacités d’un journaliste de faire œuvre, mais plutôt d’interroger le double usage d’une image à laquelle on plaquerait un mode de présentation propre à ce qu’on peut nommer photographie plasticienne. Cette photographie aurait donc comme particularité d’être dotée d’une double temporalité, celle de l’instant présent de l’image médiatique et celle propre à la photographie contemporaine. Mais en quoi ces photographies interrogent-elles ce passage d’une image ancrée dans un présent à une image dont la contemporanéité l’a fait perdurer au-delà de son époque ?  D’un autre côté, l’œuvre d’art s’inspirant d’une actualité invite à se référer à l’espace-temps de l’événement pour ensuite laisser opérer le décalage recherché par l’artiste, tout en permettant au public d’appréhender le travail en ayant une connaissance du sujet. Connaissance qui fera surface lors de cette confrontation, dans la perception première de l’œuvre, mais aussi dans la relation qui va se créer entre cette œuvre et le spectateur, libre de l’interpréter comme il le souhaite. Il semblerait que cette appropriation dépasse alors le sujet-même de la photographie. Ces photographies relèvent d’une forme d’universalité qui dépasse la référence au sujet. Si elles se réfèrent au temps présent, c’est parce qu’elles font émerger des problématiques qui se situent au premier abord dans une histoire collective, dont les prémices ont été construites par la presse, mais aussi à une histoire individuelle. C’est ainsi que Ristelhueber place au cœur de son propos la marque d’un temps qui perdure par-delà le présent et s’inscrit dans un espace qui n’est plus celui de la médiatisation de l’événement. L’œuvre Fait, qui a donc pour origine la seconde guerre du Golfe, est exposée en 2009 à la Galerie du Jeu de Paume à Paris. L’intérêt d’un tel travail n’est pas d’informer sur l’événement photographié, mais plutôt d’enrichir le sujet que l’artiste développe dans ses nombreux travaux, c’est-à-dire celui de la douleur comme marque. La guerre ou bien la référence à l’enfance ne serait donc que prétexte à création, car  la dimension universelle d’un tel problème ne peut se résumer à une représentation alternative d’un fait historique, majeur comme mineur. Malgré l’intérêt de l’artiste pour la question du territoire et pour une attitude en marge du monde de la presse, tant au moment de la prise de vue, qu’à celui de la diffusion de l’œuvre, elle semble avant tout privilégier cette persistance de l’œuvre au fil du temps, comme la volonté de faire perdurer cette marque d’un temps au sein de la temporalité de la photographie contemporaine.     Si, pour Marc Tamisier, la photographie contemporaine s’inscrit dans le temps présent, on peut également considérer, qu’au regard de la photographie consommée, sa particularité réside aussi dans la persistance de l’œuvre dans le temps. À la différence de la photographie d’histoire, cette adhérence au temps ne correspondrait pas à un quelconque devoir mnémonique, mais participerait du concept de l’artiste tentant de donner un caractère universel à un problème qui a pourtant émergé de l’instant de l’image événement.  Mais, cette conception de la photographie contemporaine est pensée au sein de son présent, alors que rien n’informe de son devenir et de sa capacité à survivre dans le temps. Si la photographie contemporaine invite à penser le présent, en aura-t-elle les capacités lorsqu’elle aura peut-être perdu cette référence au contexte spatio-temporel ? Quel est le pouvoir symbolique de ces œuvres tirées du présent dont elle s’inspire et au sein duquel elles sont destinées pour le moment à évoluer ? Si elles ont comme particularité de ne pas s’attacher à un quelconque devoir mnémonique, quelle serait alors leur place au sein d’une autre époque dont les acteurs tenteraient d’en produire une analyse afin de comprendre le présent de ces œuvres ?
    [1] Marc Tamisier, Sur la photographie contemporaine, Paris, l’Harmattan, 2007. [2] Idem, p.148. [3] Idem, p.148. [4] Sophie Ristelhueber, Fait, Paris, Hazan, 1992. [5] Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Galilée, 1989. [6] Vincent Lavoie, « Photographie et imaginaires du temps présent », in  Maintenant, Images du temps présent, Montréal, Mois de la photo à Montréal, 2003, p.18. [7] Vincent Lavoie, « Photographie et imaginaires du temps présent », op. cit, p.22. [8] Idem, p.24. [9] Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, op. cit., p.11. [10] Catherine Rebois, De l’objet dans la photographie contemporaine. [11] Expression empruntée à Ann Hindry, Sophie Ristelhueber, Paris, Hazan, 1998, p.28, reprise par Marc Tamisier, op. cit., p.147. [12] Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p.10. [13] Idem, p.26. [14] Ce photographe contemporain travaille sur le même terrain que la presse, mais ne possède pas de carte de journaliste, photographie à la chambre et présente ses images dans le champ de l’art contemporain. www.brunoserralongue.com [15] Franck Leblanc, La photographie numérique comme question de temps.
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  • Le corps sensible à l’œuvre dans le contemporain

    Il y a 9 ans

    / Ecrits / Textes / Le corps sensible à l’œuvre dans le contemporain

    « Le corps sensible à l’œuvre dans le contemporain. Marche et kinesthésie », in François Soulages, Alberto Olivieri, Ricardo Biriba et Ariadne Moraes (dir.), Le sensible contemporain, Presses de l’Université Fédérale de Bahia, pp 237-247

    L’esprit, dans sa liberté, meut le corps et c’est par ce moyen qu’il accomplit une action dans le monde spirituel lui-même. Edmund Husserl[1] La marche réduit l’immensité du monde aux proportions du corps. David Le Breton[2] Parce que la marche conduit depuis des siècles nombre de penseurs à créer, il semble nécessaire de s’interroger sur les pratiques artistiques actuelles consistant à replacer le corps au centre d’un processus de réflexion sur le sensible. Parmi les nombreuses pratiques artistiques itinérantes, la marche comme mode opératoire occupe une place non négligeable au sein du contemporain. Si certains artistes, inspirés notamment par des pratiques et une littérature ayant trait à la mobilité, expérimentent différents modes de déplacement, il semble pourtant que la marche soit privilégiée afin de mettre à l’épreuve la relation sensible se tissant entre un corps et son environnement immédiat. Aussi, à l’époque contemporaine, les espaces naturels – si tant est qu’ils aient survécu – cèdent leur place aux espaces urbains comme terrains d’investigation de ces artistes en quête d’une représentation possible du contemporain. Les expériences réalisées dans l’espace urbain placent le corps comme medium privilégié de l’acte artistique. Cependant, comment ce dernier perçoit-il l’environnement dans lequel il s’immerge ? En quoi le corps sensible, par le rythme et la stature qui le caractérisent, conduit-il à repenser la relation à l’espace et au temps du contemporain ? Comment s’articulent le tactile et la vue au sein d’un processus créatif mobile ? En quoi ces œuvres interrogent-elles le corps éprouvé, mais aussi la société dans laquelle il évolue ? On s’attachera à interroger la relation se créant entre l’expérience du corps mobile et la perception de l’environnement traversé, en prenant appui sur des œuvres d’artistes et collectifs pour lesquels la marche demeure le medium de prédilection. Il semblerait que ces travaux invitent à réinterroger la perception de l’espace et du temps du contemporain, à partir de processus mis en œuvre afin de contraindre une pratique non-engagée de la marche. Enfin, il sera question d’interroger les enjeux de telles pratiques à une époque où la société impose un rythme et une occupation des territoires semblant aller à l’encontre de telles dé-marches. Les pratiques artistiques itinérantes contemporaines ont pour particularité de relever bien plus du fait de se mouvoir que du simple mouvement du corps. Edmund Husserl[3] distingue à juste titre deux attitudes possibles d’un corps mobile : alors que le mouvement est un fait objectif, ne changeant rien au monde matériel, le « se mouvoir » s'exprime par les sensations kinesthésiques. Pour le philosophe, le système kinesthésique constitué par des « sensations kinesthésiques » désigne un champ sensoriel assemblant champ visuel et champ tactile. Husserl met ainsi l’accent sur la relation entre la faculté de percevoir un monde objectif et la capacité d’agir sur ce monde. Ce système kinesthésique prend forme au sein d’un corps mobile, évoluant au sein d’un espace ; la kinesthésie déterminant notamment la perception visuelle de l’individu mobile. Alors que les modes de déplacement motorisés engendrent certes une modification de la perception et un mouvement, le déplacement à pied conditionne une mobilité de tout le corps ouvrant à un champ plus large de perception d’un environnement. Pour Husserl, la marche se définirait comme l’expérience qui permettrait de saisir notre corps dans sa relation avec le monde. C’est par lui que l’on expérimente l’environnement comme une unité, en pratiquant les trajectoires. Si le corps bouge, le monde aussi et c’est ainsi que l’individu parviendrait à distinguer le soi de l’autre, dans la continuité d’un mouvement amenant à comprendre les rapports réciproques entre ces deux entités. Le corps apparaît alors comme révélateur de soi et du corps de l’autre, qu’il soit corps-propre ou corps-objet. Le corps serait alors replacé au sein d’un processus d’appréhension d’un espace dont il deviendrait le principal outil d’analyse et de perception. On peut constater que les pratiques contemporaines de la marche invitent à réinterroger la place du corps à une époque où la mobilité généralisée domine les modes de faire et conduit surtout à la dépendance envers le déterminisme des machines. Si, depuis la fin du XIXème siècle, les régimes de vision sont notamment conditionnés par cette mise en marche de la vitesse, tant en peinture avec le Futurisme, qu’avec l’avènement du cinéma, incarnation de cette “esthétique de la disparition“ dénoncée par Paul Virilio[4], pratiquer aujourd’hui la marche dans le champ artistique impose de fait de se positionner en retrait du dictat des modes de transport. Car, avec la voiture, l’avion ou encore le train, le corps est placé au second plan, non plus à l’initiative du déplacement, mais subissant la mobilité. Si ces pratiques mobiles n’empêchent pas tant l’émergence d’œuvres interrogeant avec justesse le contemporain de cette société mobile et la vitesse comme mode opératoire de ces images, il n’en demeure pas moins que le corps ne se positionne pas au centre de telles interrogations. Il en est de même pour des pratiques dont la finalité demeure l’image, plaçant entre l’opérateur et la réalité, cet écran, limitant ainsi les sensations et perceptions directes offertes par la mobilité.   Parce que le contemporain invite aussi à vivre virtuellement l’immédiateté de l’ici et maintenant et, parce que l’ici ne se distingue plus de l’ailleurs dans un monde virtuel retransmis par les écrans qui nous entourent, le corps est alors perçu par l’intermédiaire de l’image. Les nouvelles technologies rendent possible le voyage virtuel et immédiat par le biais d’écrans d’ordinateurs, de moniteurs télévisuels ou de téléphones portables. Le paroxysme de l’ère visuelle s’incarne dans la “machine de vision“ dénoncée par Paul Virilio[5] considérant qu’elles représentent l’aboutissement de l’évolution des technologies visuelles à l’ère du tout virtuel. A cette représentation froide et distante du monde par le biais de l’image-caméra, telle une “vision armée“ décrite par Jordan Crandall[6], se confronte l’expérience directe du corps percevant l’environnement éprouvé. Ces pratiques contemporaines déambulatoires s’attachent à replacer le corps au sein d’un processus d’expérimentations du contexte spatio-temporel dans lequel il s’immerge. Car la particularité de ces œuvres est de relever du performatif et de prendre toute leur importance au sein de l’ici et maintenant de l’expérience vécue corporellement. Toute représentation a posteriori a l’inconvénient de ne figurer que la trace d’une actualité passée, dénuée de toute l’intensité d’une telle expérience. Exception faite de certaines pratiques associant, dans le concept même du processus artistique, l’image, fixe ou en mouvement, et sur lesquelles on sera amené à s’attarder.   Ainsi, la marche a constitué très tôt un moyen de faire émerger la pensée. Preuves en sont les nombreuses œuvres littéraires qui, à la fois interrogent cette tactique déambulatoire, mais aussi sont nées de la pratique de ces itinérances. Si bon nombre de penseurs marchent, ceux qui ont impliqués leurs réflexions à l’itinérance sont plus rares. Parmi ces derniers, Rousseau expérimente la marche afin de faire émerger la pensée. Il l’appréhende comme expression du bien-être, de l’harmonie avec la nature, de la liberté et de la vertu. L’ouvrage intitulé les « Rêveries du promeneur solitaire[7] » est né de ce rapport entre la pensée et la marche, mais sans pour autant constituer une réflexion en tant que telle sur cette pratique. Alors que cette œuvre est contemporaine de l’émergence de la marche comme « art de vivre », d’autres écrivains, notamment au XIXème siècle, ont su élaborer des œuvres au sein desquelles la pratique de la marche occupe une place centrale. Pour des auteurs comme Henry David Thoreau[8] et Karl Gottlob Schelle[9], il s’agit avant tout d’expérimenter quotidiennement la marche, d’en faire l’expérience sensible et d’inviter le lecteur à s’y adonner. Car ils proposent bien plus qu’un point de vue sur l’état du corps en marche ; ils tendent à offrir une description et une réflexion sur le paysage traversé en référence aux sensations corporelles alors mises à l’épreuve.   Au sein du contemporain, la marche est appréhendée afin de replacer l’individu dans un environnement le plus souvent urbain et de fait bien plus complexe à percevoir. S’il semble que la vue soit le sens le plus sollicité au sein d’un espace urbain dense, les expériences proposées par le collectif Ici-même[10] invitent à percevoir ce contexte environnant par le biais de la complémentarité de différents sens. Aussi, ont-ils proposé lors des workshops mis en place en avril 2009 à Paris dans le cadre de l’exposition En Marche[11], des ateliers invitant les participants à déambuler par deux dans le 15ème arrondissement. Alors que celui conservant les yeux ouverts tient le rôle du guide et accompagne le guidé par un geste délicat du bras devenu pour l’occasion outil d’orientation, le guidé, gardant les yeux fermés, est invité à appréhender la ville en aveugle, ne percevant que quelques formes à travers le masque que constituent les paupières. Dès lors, le son et le touché occupent la place monopolisée d’ordinaire par la vue. Les distances se mesurent à l’aune des variations hertziennes, tandis que les dénivelés du sol, d’ordinaires imperceptibles, composent toute une panoplie de textures variées. La vue n’est pourtant pas absente de l’expérience. A travers le voile des paupières, on perçoit des formes variant en fonction de la luminosité traversée. Aussi, l’entrée dans un lieu sombre, clos et humide comme un parking ou tunnel, peut conduire à ressentir cet environnement comme impropre à la présence humaine. Le guide, quant à lui, a la responsabilité de créer la narration de l’expérience, de faire varier les atmosphères tactiles, sonores et lumineuses traversées. Son corps doit prendre la consistance des deux corps réunis afin de parer au danger, comme de jouer avec les limites et les sensations du corps du guidé. L’espace urbain devient la scène de fictions improvisées, invitant à appréhender le quotidien comme un jeu continu entre espace et corps y déambulant. Le collectif Ici-même place au cœur de ses problématiques ces questions de fictions, d’interventions, d’interactions avec la ville et ses acteurs. Les autres corps des passants sont alors sollicités au même titre que l’environnement bâti. Ils sont perçus et deviennent à leur tour les acteurs d’un théâtre éternel, principale source d’inspiration et d’étude pour ces « marcheurs planétaires[12] ». Attisant tous les sens, les méthodes mises en œuvre par le collectif conduisent à rendre sensible les corps contemporains à un environnement quotidien urbain devenu, depuis l’avènement de la société urbaine[13], de moins en moins propice à son immersion dans la ville. Le corps redevient dès lors la mesure et l’échelle de l’espace éprouvé, il devient l’instrument de mesure de la trajectoire effectuée, il est comme replacé au centre du système circulatoire des transports. Les perceptions sensorielles mises en éveil dans ces pratiques de la marche conduisent à redéfinir la ville, inventant un autre usage du monde, tout à la fois poétique et fictionnel. Le corps ne subit, ni n’éprouve pas tant l’hostilité de la ville contemporaine, mais tente de jouer avec cet environnement qu’on est alors conduit à percevoir différemment sur un mode onirique et fantaisiste. Cette approche n’est pas sans rappeler celle de la flânerie baudelairienne, pratiquée dans les passages parisiens durant le XIXème siècle. Tenant en laisse une tortue, les marcheurs optaient pour une déambulation lente, invitant à percevoir et à s’imprégner de l’environnement traversé. Cette pratique consiste à déambuler dans l’espace urbain en abordant une attitude d’écoute de l’espace et du temps. Ainsi, le flâneur, figure que décrit pour la première fois Charles Baudelaire comme étant celle d’un philosophe, poète ou artiste se délectant de « l’esthétique du nouveau et du choc, du spectacle sublime du mouvement infini des foules anonymes » qui, selon lui, équivaut à la modernité. Le flâneur baudelairien apparaît comme la figure annonciatrice de mouvements qui placeront les expériences déambulatoires urbaines au cœur de leur propos. Tel est le cas notamment pour les projets mis en œuvre par les artistes cités. Lorsque le collectif Ici-même réalise un  transect où la ligne droite, matérialisant la méthodologie employée, est symbolisée par un tuyau long de plusieurs mètres et reposant sur les épaules des participants, l’objet impose de fait un ralentissement et l’appréhension pour chaque marcheur des attitudes des autres “porteurs“. Il en est de même pour les participants aux déambulations proposées par Gustavo Siriaco[14] et Andrea Sonnberger où les marcheurs sont englobés dans un élastique et doivent déambuler ainsi. Alors que la tortue du flâneur ralentie le rythme, avec un tel procédé, la cadence varie en fonction des attitudes des différents corps présents à l’intérieur du dispositif. Au-delà de la vision, ce sont les sensations kinesthésiques qui sont sollicitées dans une logique de prise de connaissance et de compréhension du corps de l’autre. Le groupe forme alors un seul corps sensible à l’environnement traversé. Pour David Le Breton, « la marche est une méthode d’immersion dans le monde, un moyen de se pénétrer de la nature traversée, de se mettre en contact avec un univers inaccessible aux modalités de connaissance ou de perception de la vie quotidienne. Au fil de son avancée, le marcheur élargit son regard sur le monde, plonge son corps dans des conditions nouvelles[15] ». Elle est pour l’auteur une méthode tranquille de « réenchantement de la durée et de l’espace[16] ». Seul ou à plusieurs, l’individu fait l’expérience du face à face avec l’environnement traversé. La particularité de la marche vécue comme expérience sensible la distingue des autres modes de déplacement car elle replace in fine le corps au centre du sujet.     Mais ce n’est pas pour autant que l’action artistique consistant à se mouvoir dans l’espace doit exclure de fait toute utilisation d’un appareil d’enregistrement ou toute représentation a posteriori de l’expérience vécue. Le système kinesthésique associe le tactile et le visuel comme sens complémentaire ouvrant à une représentation de la trajectoire effectuée. Aussi, lorsque certains artistes mettent en œuvre des processus dans lesquels l’outil d’enregistrement – qu’il s’agisse d’une caméra ou d’un appareil photographique – devient acteur de la marche et contrainte au sein du concept que s’impose l’opérateur, l’image ainsi produite pourrait révéler à la fois cette perception visuelle du déplacement, mais aussi la place occupée par un outil appréhendé tactilement. Ainsi, Laurent Malone et Dennis Adams ont effectué en 1997 une marche de Manhattan Dowtown à l’aéroport Kennedy de New York en suivant l’itinéraire le plus direct possible traversant différents quartiers, la voie express et un cimetière, en onze heures trente de marche. Equipés d’un appareil photographique muni d’une focale de 35 mm qu’ils devaient se partager, ils pouvaient effectuer un nombre illimité d’images, fonctionnant par paire, c’est-à-dire que pour toute image prise, l’autre marcheur devait à son tour réaliser une photographie, mais à 180° de la précédente, sans cadrer et sans modifier les réglages (ouverture, vitesse et netteté). Le recueil ainsi réalisé, intitulé JFK[17] contient 243 paires d’images, retraçant l’environnement de la déambulation. Le lecteur est confronté à un ouvrage dans lequel sont disposées les images l’une contre l’autre, nécessitant de tourner le livre à chaque fois. Cette configuration a la particularité de replacer le lecteur au sein du contexte de la déambulation, entre ces deux représentations diamétralement opposées des paysages traversés. Le livre rend compte de la marche au sein d’un espace dense, celui du centre de la ville, jusqu’à sa périphérie, où les immeubles se distancient, où les espaces verts se font plus présents. Le corps du marcheur, comme celui du lecteur, est enfermé entre ces deux images, ces deux côtés de l’espace traversé. Ce travail n’est pas sans rappeler celui effectué également par Laurent Malone en 2005 à Naples, en Italie[18]. Partant des hauteurs de la ville, il entreprend un transect visuel, l’amenant à descendre pour rejoindre le centre ville en focalisant sa vision sur un point d’arrivée. Rappelons que le transect[19] est une méthode géographique consistant à relever des informations à travers un espace en suivant une ligne droite. Pour cette marche, il se réfère à l’azimut brutal, méthode qu’il emprunte aux légionnaires, consistant à fixer un point et à tout faire pour y arriver. Par le biais d’une caméra, il enregistre tout au long du parcours des plans séquences fixes de 5 secondes. Ces images, laissant entrevoir le point d’arrivée ou bien encore les différents obstacles auxquels le marcheur se confronte, sont autant d’arrêts dans le flux de la marche. Le corps du marcheur semble percevoir et mesurer la réalité qui l’entoure. Il prend conscience de cet environnement et à leur tour, l’espace, les objets et les sujets présents révèlent l’ici et maintenant du corps-propre du marcheur. Ces images montrent à la fois cette évolution dans l’espace, celui de la trajectoire dessinée visuellement en amont de la marche, conduisant petit à petit à entrer dans la densité urbaine, mais aussi elles mesurent le temps de la déambulation. Si avec les modes de transports motorisés, on mesure les déplacements en terme non plus de distance, mais de durée, Laurent Malone replace ici la distance visuelle au cœur du déplacement, l’image devenant ainsi le prolongement de l’œil, sollicité pour évaluer le trajet restant à effectuer. Et si le début de la déambulation laissait entrevoir le point d’arrivée, avec l’entrée dans la ville, l’environnement se resserre et le but du déplacement se noie dans la masse visuelle de l’espace urbain.   Ainsi, l’appareil photographique et la caméra offrent au marcheur la possibilité de replacer le corps au sein d’une mobilité par le biais de la représentation visuelle. Alors que pour certains, la Nouvelle Objectivité correspond à un mouvement photographique ouvrant à l’originalité des points de vue proposés, pour d’autres dont Olivier Lugon[20], cette photographie a su révéler la place de l’image fixe au sein d’un processus en marche, la photographie dépassant ainsi son assimilation à l’art graphique, pour devenir, au même titre que la danse ou la promenade, un art de l’espace et du temps. La Nouvelle Objectivité ne serait donc pas caractérisée par la course à l’originalité formelle, mais aurait cherché avant tout à traduire l’expérience concrète de la vision en mouvement à travers une pratique fondée en premier lieu sur la marche comme construction du regard. L’appareil photographique ne doit pas être considéré comme camera obscura, enregistrant machinalement le cadre sélectionné dans le viseur, mais peut-être pensé aussi comme medium révélant la sensibilité du corps en marche. Preuves en sont les nombreuses expérimentations déambulatoires de Bernard Plossu, donnant lieu à un travail photographique “en mouvement“. Car pour ce nomade, la photographie ne serait pas l’art de l’instant, mais bien un art proche de la danse, inscrit dans une continuité fluide, où l’appareil photographique ne serait là que pour seconder la vision de l’individu et témoignerait de la sensibilité de ce dernier face aux situations rencontrées.   Ce regard mobile dont se pare le marcheur lui sert de guide et d’outil d’orientation au sein des processus mis en œuvre. Lors d’un transect, le regard vient buter contre ces obstacles, dont le corps prend connaissance afin de déterminer les possibilités qui s’offrent alors à lui. Dans la vidéo Walking Napoli/Azimut Brutal de Laurent Malone, la caméra, prolongement de l’œil, fait face à ces murs qui empêchent l’individu de voir le point d’arrivée ; si la ligne droite doit être suivie, il faut trouver un moyen de poursuivre la route. Ainsi, Laurent Malone et Dennis Adams dans JFK n’hésitent pas à s’engloutir sur la voie express afin de rester au plus près de l’axe choisi. Les marcheurs se confrontent alors à l’hostilité des territoires interstitiels, ces parcelles de paysages vernaculaires oubliées. Loin du statut du marcheur de la campagne, suivant le tracé du chemin de terre, le marcheur urbain se confronte à la difficulté de se positionner au sein d’un environnement dont la constitution n’a pas pris en compte la présence de l’individu dénué de véhicule. On ne sera donc pas étonné que ces espaces ne soient pas cartographiés, mais représentés sous la forme de “zones blanches“, chères à Philippe Vasset[21], espaces dépourvus de significations politiques. Ces zones considérées comme vides deviennent peu à peu des ponctuations au sein de la constitution des espaces contemporains dans lesquels le corps rencontre de plus en plus de difficultés à y trouver sa place.      Le corps est mis à l’épreuve quotidiennement au sein d’un environnement et de modes de vie rythmés par le dictat de la machine. Si Paul Virilio dénonce aujourd’hui la perte de la géographie, au profit d’une gestion temporelle du contemporain ne nécessitant plus de penser les distances, c’est parce que pour lui la vitesse règne sur l’organisation de la société. La faille du système contemporain est que la vitesse ne correspond plus à une réalité pensable par l’homme, laissant ainsi à la machine la responsabilité de systèmes, telles que ceux informatisés. Cette organisation prend forme aussi dans l’architecture et la gestion des flux, en transposant dans l’espace ces réseaux de transport ne pensant plus le corps comme individualité sensible, mais bien plus pris dans la masse en mouvement. Aussi, expérimenter corporellement les trajectoires comme nouveaux terrains d’investigations relève aujourd’hui de l’aventure périlleuse. Tel est justement le territoire de prédilection de Laurent Tixador et Abraham Poincheval ayant fait des interstices l’espace privilégié de leurs expérimentations itinérantes. Ces espaces de l’entre-deux peuvent être associés à ce que nomme John Jackson[22] des “paysages vernaculaires“ les distinguant ainsi des paysages politiques normés et contrôlés par le pouvoir étatique. Si les deux artistes interrogent l’aventure au contemporain, c’est toujours en novice, se décontextualisant de ce qui constitue leur quotidien, sans pour autant viser l’exotisme, du moins tel qu’il est d’ordinaire appréhendé par la société. Partant à pied de Nantes, ils entreprennent une marche[23] jusqu’à Metz, en passant par Caen. Equipés tels des campeurs, ils traversent le Nord de la France d’Ouest en Est, affrontant le froid, le poids du matériel et l’hostilité d’un territoire pourtant habité, mais pas pour autant pensé pour le vagabondage. Rappelant les périples du Grand Tour de la jeune bourgeoisie anglaise au XVIIème et  XVIIIème siècle, les deux aventuriers découvrent un monde autre, un ailleurs qui ne se caractérise pas tant par sa distance au territoire connu, qu’à la spécificité de ses fonctions. Le premier soir, partant de Nantes à la nuit tombée, au bout de quelques heures de marche, pensant avoir atteint les murs de la ville depuis un moment, les deux artistes installent leur campement afin d’y passer la nuit. Et ce n’est que le lendemain matin qu’ils se réveillent surpris, dans un jardin public de la ville, semblant ainsi ne jamais cesser, à l’image de ce tout urbain dénoncé par Henri Lefèbvre[24] depuis le milieu du XXème siècle. Et de jour en jour, les rencontres et situations bucoliques s’accumulent. Ils découvrent un environnement mixte, entre un reliquat d’univers paysans, gagné petit à petit par l’émancipation urbaine et des paysages périphériques, constitués de zones commerciales et industrielles, traversées d’autoroutes où il n’est possible d’accéder que par un mode de transport motorisé. Le corps ne peut demeurer dans l’univers autoroutier, du moins ce monde n’a pas pensé sa présence dénuée de machine. Les deux marcheurs le traversent, à hauteur du Parc Astérix et consacrent le passage comme acte symbolique d’accession à un autre territoire. Car cet univers autoroutier n’est pas celui du marcheur, adepte de la lenteur. L’autoroute ne tolère pas un rythme de croisière invitant à la flânerie. La voie rapide et son organisation rectiligne sont la quintessence d’un système clos, constitué de frontières comme autant de stop and go permettant de contrôler la vitesse des usagers. Car la société est aujourd’hui gouvernée par le dictat de la vitesse dont le rythme n’est pas celui du corps humain. Aussi, lorsque Laurent Tixador et Abraham Poincheval appréhrendent la lenteur au sein d’un processus tant artistique que technique et expérimental conduisant les deux acteurs à passer vingt jours sous terre au rythme de creusée d’un mètre quotidien, ils visent à pousser à son paroxysme ce ralentissement. Non seulement ils s’immergent au cœur de la materia prima devenu du même coup le medium du projet et sa finalité, mais ils se coupent d’un univers qui n’admet pas un tel ralentissement. Avec Horizon moins vingt, les deux artistes s’aventurent à éprouver leur corps à la rudesse de conditions physiques extrêmes, prenant forme au sein d’un dispositif complexe, interrogeant la résistance du corps à de telles conditions, mais aussi celle du psychisme à l’isolement.   Si pour ces artistes, leur quotidien est celui propre au milieu de l’art contemporain, dès qu’ils font œuvres, ils cherchent à mettre à l’épreuve leur corps à des environnements certes hostiles, mais aussi à appréhender ces espaces de manière détournée. Si le toit d’un hôtel n’est pas un lieu à haute fréquentation, Tixador et Poincheval ont habité celui d’un building de trente étages durant la biennale de Busan en Corée. Bafouant la météo défavorable et l’inhospitalité d’un sol sur lequel il a été bien difficile d’y installer le matériel de campement, si rudimentaire soit-il, les deux aventuriers ne cessent d’expérimenter l’habitabilité du contemporain. Car aujourd’hui, à l’ère de la mobilité généralisée, les corps, de fait mobile, semblent souffrir de la montée en crescendo de territoires de plus en plus inhabitables. La pensée du contemporain conduit à interroger les modes d’organisation auxquels les individus sont soumis. Mais ces derniers ne sont pas tant pensés comme corps propre, que comme élément constituant d’une masse mobile, alors que pourtant les modes de vies conduisent de plus en plus à un individualisme généralisé. Aussi, Tixador et Poincheval tentent l’isolement et font se confronter, non pas tant le corps et la nature, mais bien le corps et la culture du contemporain déterminant l’art de faire aujourd’hui. Car marcher aujourd’hui comme acte conscient, n’est pas tant un moyen d’activer la pensée, qu’une lutte constante contre l’environnement hostile au corps esseulé. Et pourtant, la marche a l’avantage de replacer le corps comme mesure d’un temps et d’un espace dont les proportions et la gestion prennent de moins en moins en compte cet instrument de mesure originel.   Replacer le corps au centre du dispositif artistique conduit à réinterroger le rapport sensible se créant entre l’individu et le cadre spatio-temporel du contemporain. La marche comme acte de présence au monde, mais aussi comme processus de perception de ce dernier, invite à redéfinir les représentations possibles du contemporain. Ces artistes itinérants favorisent le plus souvent des démarches artistiques au sein desquelles le corps reste le medium de prédilection. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils ne mettent pas à l’épreuve ce rapport sensible se tissant entre la kinesthésie et la perception visuelle d’un corps en mouvement. Cette approche husserlienne nous amène à percevoir l’émergence dans le champ de l’art de pratiques venant interroger les possibilités qui s’offrent à l’individu au sein d’une organisation sociétale semblant pourtant ignorer  le corps comme mesure d’un temps et d’un espace. Ces tactiques d’exploration des trajectoires se révèlent être des modes de résistance à une pratique imposée des “modes de faire“ au sein du contemporain. Au-delà de la relation établie entre la marche et la création, on serait tenté de penser qu’une telle pratique déambulatoire aujourd’hui, comme acte artistique et dans une moindre mesure politique, donnerait lieu à penser que marcher, c’est aussi résister.
    [1] Edmund Husserl, Recherches Phénoménologiques pour la constitution, Ideen II, tr. fr. Paris, PUF, 1982, p.380. [2] David Le Breton, « Les marcheurs d’horizon », in La Marche, la vie, Solitaire ou solidaire, ce geste fondateur, Paris, Autrement, 1997, p.126.   [3] Edmund Husserl, « L’Importance des systèmes kinesthésiques pour la constitution de l’objet de perception », in Chose et Espace, Leçons de 1907, tr. fr., Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1989, p. 189. [4] Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Galilée, 1989. [5] Paul Virilio, La Machine de vision, Paris, Galilée, 1988. [6] Jordan Crandall, « Vision Armée », Multitudes, n°15, Hiver 2004, p.63. [7] Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire (1782), Paris, Gallimard, 1972. [8] Henry David Thoreau, De la marche (1862), tr. fr., Paris, Arthème Fayard, collection « Mille et une nuits », 2003. [9] Karl Gottlob Schelle, L’Art de se promener (1802), tr. fr., Paris, Payot&Rivages, 1996. [10] http://www.icimeme.org/ [11] Exposition-workshop présentée à la galerie Michel Journiac, Université Paris 1, La Sorbonne. http://galeriemicheljourniac.sup.fr/ [12] Terme emprunté à Thierry Davila, Marcher, créer, Déplacement, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, Paris, Editions du Regard, 2002. [13] Nous faisons ici référence aux thèses développées par Henri Lefèbvre sur le passage au 20ème siècle à un territoire totalement urbanisé. Cf La Révolution Urbaine, Paris, Gallimard, 1970. [14] http://gustavociriaco.com [15] David Le Breton, Eloge de la marche, Paris, Métailié, 2000, p. 34. [16] David Le Breton, ibid, p. 19. [17] Dennis Adams et Laurent Malone, JFK, Marseille, Editions IntegraleLaurentMalone, 2002. [18] Laurent Malone, Walking Napoli/Azimut Brutal, 2005. www.laurentmalone.com [19] Définition issue de Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Roger Brunet, R. Ferras, H.Thery, Paris, Reclus/La Documentation Française, 1992. Citée par Laurent Malone in www.laurentmalone.com [20] Olivier Lugon, «  Le marcheur, piétons et photographes au sein des avant-gardes, in Etudes Photographiques n°8, Paris, Novembre 2000. [21] Philippe Vasset, Un livre blanc, Paris, Fayard, 2007. Dans cet ouvrage, l’auteur y décrit les nombreuses zones restées blanches sur le cadastre de l’Ile-de-France. Se rendant sur le terrain, il rend compte de l’existence de ces territoires interstitiels. [22] John Brinckerhoff Jackson, A la découverte du paysage vernaculaire, Yale University Press, New Haven et Londres, 1984, tr. fr., Paris Acte Sud / ENSP, 2003. [23] Laurent Tixador et Abraham Poincheval, L’Inconnu des grands horizons, Paris, Editions Michel Paverey, 2003. [24] Henri Lefèbvre, op.cit.
    Suite
  • Train d’images

    Il y a 9 ans

    / Ecrits / Textes / Train d'images

    « Train d’images. La vitesse comme nouveau paradigme dans la création visuelle », in Revue d’Histoire des Chemins de Fer, n° 42-43, pp 219-230, consultable en ligne : http://rhcf.revues.org/1558

    Les évolutions techniques relatives aux modes de transport ont donné naissance à de nouvelles appréhensions possibles de la perception, conditionnées par le mouvement de la machine. Au sein d’un train, la vision est dépendante de la vitesse de déplacement et modifie le mode de perception des images grâce à la vision offerte à travers les vitres latérales. Lorsqu’il y a fabrication d’images en déplacement par le biais d’un appareil photographique ou vidéographique, la vitesse de déplacement influe sur le processus visuel. Comment la vitesse modifie-t-elle la vision et invite-t-elle à déterminer d’autres appréhensions et usages de l’image ? Bernard Plossu photographie souvent au sein d’un mode de transport, captant à la fois les paysages défilant à l’extérieur et des éléments révélant sa présence au sein du véhicule. Ce photographe s’attache souvent à faire du voyage une parenthèse photographique invitant à attirer l’attention du lecteur sur le trajet et la vision proposée, conditionnée à la fois par le mode de déplacement et par la subjectivité du photographe. Il sera question de déterminer les nouveaux paradigmes émergeant au sein d’un tel processus artistique pour lequel la vision de l’auteur ainsi que la relation du corps à la mobilité semblent modifié. Bernard Plossu a effectué de nombreux travaux interrogeant cette relation un temps soit peu paradoxale entre image fixe et expérience viatique.

    Au XIXe siècle, la vitesse devient le principe fondateur déterminant l’évolution des techniques de déplacement et de communication. Si cette époque a été marquée par l’évolution rapide des modes de transport, ce siècle a également été celui de l’invention de la photographie (1826), puis du cinématographe (1895). Les révolutions alors en cours dans l’art sont, semble-t-il, à appréhender comme annonciatrices de nouveaux paradigmes artistiques. Dès lors, la course à la vitesse et aux innovations ne cessent de s’accentuer, conduisant Paul Virilio à créer le terme de « dromologie ». Pour ce dernier, cette discipline serait celle de la logique de la vitesse. Il la définit ainsi : «  à côté de la sociologie des transports, à côté de la philosophie du temps, à côté de l’économie, il y avait place pour une autre logique, une autre discipline que j’ai tenu à appeler dromologie (…) Par conséquent la dromologie est la science, ou mieux, la discipline, la logique de la vitesse ». La photographie comme le cinéma sont symptomatiques d’une époque fondée sur la vitesse, la production en série et la naissance d’une culture de masse axée sur l’image comme medium de prédilection. Néanmoins, la photographie se caractérise d’ordinaire par l’instantanéité, c’est-à-dire qu’elle permet, à partir d’une vitesse déterminée mécaniquement, d’enregistrer un instant. Le cinéma, quant à lui, s’inscrit dans la durée et rend possible la représentation de l’étirement temporel. D’autre part, le cinéma serait fondé, selon Paul Virilio, sur le principe de la disparition de l’image rendant possible l’apparition de la suivante : « avec l’accélérateur cinématique, lui-même conçu comme une prothèse active, la mesure du monde devient celle du vecteur du mouvement, de ces moyens de locomotion qui désynchronisent le temps ». Non seulement ces nouvelles techniques sont le fruit de l’ère de la mécanisation des procédés, mais elles sont aussi fondées sur le mouvement comme mode opératoire de la réception de l’image. Davantage que la photographie en tant que telle, la chronophotographie et surtout le cinéma font du spectateur ce « voyeur-voyageur » se déplaçant dans l’image sans pour autant mettre son corps en mouvement. Cette inertie est alors le fait de la vision ou du moins est-elle provoquée par cette impression propre au cinéma d’enchaînement d’images. Cette sensation visuelle se retrouve également au sein d’un mode de transport tel que le train. En effet, le passager est placé au centre d’un dispositif constitué de vitres laissant voir le défilement des paysages, similaire à un enchaînement d’images.
    Bernard Plossu, photographe mobile, a réalisé plusieurs travaux au sein du train afin d’interroger la faculté de l’image à rendre compte de cette sensation de mouvement. Sur la voie est un film réalisé par Hedi Tahar en 1997 invitant à découvrir la méthodologie de travail de Bernard Plossu. Effectuant en train le trajet mythique La Ciotat – Lyon – La Ciotat en hommage aux frères Lumière un siècle après eux, le photographe, filmant et photographiant, est lui-même filmé afin de rendre compte de son processus créatif. Les images que Plossu réalise avec la caméra Super 8 seront présentées sous la forme d’une série photographique et d’un livre intitulé Train de Lumière. Ces images présentes dans l’ouvrage laissent voir les paysages visibles depuis le train : vision fugace d’un jeu de reflet dans la vitre, paysages filant devant l’objectif ou encore passagers à quai. Ces images en noir et blanc sont granuleuses et ne permettent pas toujours de distinguer ce qui a été photographié. Confrontant le temps photographique à celui du défilement du paysage, l’image se fait abstraction pour n’enregistrer que la lumière qui l’a fait naître. Attiré par une image en mouvement, Plossu imprègne ses photographies de la mobilité comme mode de vision et de représentation du monde. Qui plus est, il aime confronter la vitesse de la technique photographique à celle du corps en mouvement, que ce dernier soit corps chair ou corps objet, c’est-à-dire, qu’il s’agisse du mouvement de l’individu en marche ou bien de celui de la machine. Pour ce travail, il s’est tout particulièrement intéressé au premier film de l’histoire du cinéma montrant l’arrivée d’un train, car (Alain Reinaudo) « le train, en 1895, était la quintessence du progrès, il était certainement le pur mouvement pour les frères Lumière, et cette force massive qui se figeait, le symbole de la vitesse domestiquée ».
    Prenant place dans le train, Bernard Plossu filme et photographie ces « paysages intermédiaires » qui s’offrent à son regard. Emprunté à Michel Butor, ce terme de paysage intermédiaire est relatif à ces images fugaces apparaissant au passager d’un mode de transport. Avec la caméra Super 8, il capte des instants de ce parcours qui se traduisent par des images floues, enregistrant le défilement du temps et des paysages traversés. Faisant se confronter deux temps, celui du véhicule et celui de l’appareil d’enregistrement, Bernard Plossu alterne aussi entre l’utilisation du film, qu’on pourrait appréhender comme étirement temporel, et celle de l’appareil photographique en tant qu’il arrête l’instant. Mais cette distinction est loin de correspondre à la pratique de Bernard Plossu faisant de son film Super 8 des tirages photographiques et un livre, il n’hésite pas, par ailleurs, à faire de la photographie un mode de lecture cinématographique. Inspiré dès ses débuts par le cinéma, Bernard Plossu a construit son travail photographique à l’image d’un long film s’étirant sur toute sa vie. Auteur d’une œuvre hors des sentiers battus, le photographe ne cesse d’enregistrer des moments de sa vie dans sa relation à son vécu d’homme nomade, amoureux de la mobilité. Ses photographies, les unes à la suite des autres, composent le film de sa vie, dans le déroulé de la pellicule, à l’image de celle d’un film cinématographique. Il énonce ainsi : « Le film " technique", le matériau, est aussi le film "métaphorique", symbolique de ce temps qui passe... les images sont des souvenirs visuels... les voyages en sont un des éléments, l'ailleurs, la curiosité, mais ce n'est pas la clé de tout, la seule clé inchangeable, c'est ... le temps qui passe, qu'on le prenne en photo ou pas ! Le cinéma en vie ... » Cette proximité avec le cinéma a fait notamment l’objet d’un livre et deux expositions au printemps 2010 au Fonds Régional d’Art Contemporain de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur et à la galerie La Non-Maison d’Aix-en-Provence invitant à interroger cette relation intime entre ces images photographiques et le cinéma, conduisant à appréhender la fixité de la photographie dans sa relation au temps. Pour signifier photographiquement le déplacement, il semblerait que Bernard Plossu ait recours à des tactiques faisant écho au cinématographe. Les photographies visibles dans ces expositions laissent voir des références empruntées à la culture cinématographique et des rapprochements de forme entre ses photographies et de grands classiques du septième art. Mais ce qui importe surtout est le mode opératoire de certaines de ses séries qui s’inscrivent dans l’étirement temporel. Loin d’une photographie qui se situerait dans la lignée de l’instant décisif cher à Cartier-Bresson, Plossu est au contraire à la recherche de « tous ces moments de rien, de non-temps qui, ensemble, constituent la vie ».

    Aujourd’hui le temps est conditionné par la vitesse comme mode opératoire. Paul Virilio considère que « la vitesse traite de la vision comme matière première ; avec l’accélération, voyager, c’est comme filmer, produire moins des images que des traces mnémoniques nouvelles, invraisemblables, surnaturelles ». Les modes de transport modifient le rapport que l’usager entretient au déplacement et conduisent aussi à percevoir différemment le monde environnant. Cette perception est dépendante de la vitesse, notion qui a évolué au fil des progrès techniques qui ont marqué la société depuis le XIXème siècle. Petit à petit, les voyageurs ont fait les frais de ces évolutions et ont été les témoins privilégiés des changements relatifs à l’expérience viatique et à la perception des espaces traversés. Paul Virilio analyse ces transformations sous le prisme du temps. Pour l’auteur, le déplacement traditionnel se décompose en trois moments : le départ, le voyage et l’arrivée, marqué par l’importance accordée au départ comme événement préparé et par le temps du voyage, souvent long, appréhendé comme moment vécu pleinement par le voyageur. Quant à l’arrivée, elle est un événement à part entière, conditionnant la réussite d’un long périple fastidieux. Avec la révolution des transports, seulement deux termes subsistent : le voyage est mis entre parenthèses et ne devient qu’un intermède entre le départ et l’arrivée ; Virilio considère que le train impose cette distance avec le moment du voyage, pour ne devenir qu’une attente avant d’arriver à destination. Puis, avec la révolution des transports aéronautiques, non seulement le temps du voyage a disparu, dans cette volonté de consacrer l’arrivée au détriment des autres moments constitutifs du déplacement. Mais l’expérience même de ce voyage semble vouer à s’éclipser au sein d’une époque prônant l’arrivée généralisée. Toutefois, il convient de distinguer l’expérience d’un voyage en train de celle faite au sein d’un Train à Grande Vitesse considéré par Marc Augé comme un non-lieu tant l’individu se trouve à distance du paysage traversé. Au-delà de ces distinctions, certaines postures artistiques consistent à vivre le temps de voyage comme une expérience visuelle originale. Tel est le choix opéré par Bernard Plossu pour Paris-Londres-Paris, travail réalisé avec l’écrivain Michel Butor. Commande du Centre Régional de la Photographie Nord Pas de Calais, ce livre est issu du travail réalisé par les deux auteurs dans le cadre de la première édition de la mission Transmanche en 1988. Mise en place durant la construction du tunnel sous la Manche, cette mission avait vocation à appréhender les changements et les mutations relatifs à ces travaux d’aménagements par le biais de l’imaginaire. L’ouvrage Paris-Londres-Paris présente des photographies en noir et blanc et des textes manuscrits de Butor. Les pages du livre laissent voir sur la partie inférieure les contacts du photographe au dessus desquels une ligne d’écriture présente un enchaînement de termes séparés par des points. Le centre de la page est soit occupé par une photographie, soit par un texte. Les images se suivent et racontent ce déplacement en train, d’une capitale à l’autre. Elles témoignent de la présence du photographe dans le mode de transport ; certaines enregistrent un flou de filée immergeant le lecteur au sein du voyage. Le texte, quant à lui, ouvre d’autres horizons, nous faisant sortir de l’ici et maintenant de la situation pour convier à une errance de la pensée. Le lecteur est invité à lire la planche comme il regarderait un film, en s’appuyant sur la narrativité d’un tel procédé. Dans son travail photographique, Bernard Plossu confronte ses images à leur inscription dans une continuité qu’il met en exergue en exposant ou éditant les planches contact, similaires à des photogrammes. Grâce à ce procédé, il parvient notamment à proposer la représentation d’un trajet.
    En appréhendant la photographie comme une suite d’images qui, au final, constituerait un seul et même film, il nous permet de comprendre au mieux l’importance accordée à l’image. Prise isolement, la photographie n’a pas davantage de sens qu’un photogramme de film. A ce sujet, Bernard Plossu énonce : « ces images (…) c'est un peu du cinéma, une sorte de film qui ne s'arrête pas (pas encore !  Mais la vie n'est pas éternelle .....) Que je sois dans l'Ouest là-bas, ou en Europe ici, les images glissent à la suite les unes des autres, au cour des années ..... Et puis, vous me parlez de film, presque comme "le film d'une vie”, mais .... bien sur : nous ne faisons qu'accumuler, dans l'ordre du temps qui se déroule, des images sur les films : les films des photographes sont  DU FILM ! Même matériau techniquement (en tout cas dans mon cas et dans ma génération, maintenant je ne sais pas comment ça marche avec  le numérique!) ... » Les différents travaux pour lesquels il a privilégié une présentation sous la forme de planche contact incarnent au mieux ce parti-pris. Non seulement il ancre son travail dans une approche narrative de la photographie, mais il s’oppose à l’autonomisation de l’image. Ses photographies sont volontairement pauvres : l’utilisation assumée d’un matériel bas de gamme et les conditions de prises de vue difficiles contribuent à l’élaboration d’une image qui se construit avec les autres et en interaction avec l’expérience viatique du photographe. Le lecteur parcourt le livre en suivant le fil conducteur créé par ces images et ces textes signifiant le trajet effectué. Non seulement la présentation, sous la forme de photogrammes, renvoie au cinéma, mais elle garantie aussi le respect de la chronologie de la prise de vue. Ainsi, le lecteur effectue à son tour ce déplacement entre ces deux capitales, à travers l’imaginaire de ces deux auteurs, nous invitant à une correspondance entre ces paysages intermédiaires photographiques et la poésie des mots.
    Mais ce livre opère également un rapprochement intéressant entre la durée de l’œuvre filmique – en tant qu’elle se réfère au film comme matériau – et celle du voyage, comme si ces deux temporalités étaient intimement liées, comme si le déplacement photographique s’incarnait au mieux dans cette correspondance temporelle.

    Ces photographies prises depuis un mode de transport sont souvent floues. Il ne s’agit pas tant d’un flou de netteté qui marquerait un acte, mais d’un flou de bougé qui, selon Bernard Plossu, serait caractéristique d’un passage. Mais loin d’être le signe d’une quelconque esthétisation, ce flou est le résultat d’une image faite en mouvement, dans des conditions lumineuses ne permettant pas de fixer la scène qui s’offre à lui. De ce fait, la vitesse d’obturation est réduite, conduisant à imprégner durant plus longtemps le film photographique. Ainsi, la durée d’enregistrement de l’image est étirée afin de capter suffisamment la lumière qui s’offre au photographe. Le flou de Bernard Plossu n’est donc pas tant un effet de style que le résultat de l’étirement temporel qu’il applique à ses images. Ces photographies ne relèvent pas d’un instant décisif prôné par Henri Cartier-Bresson mais davantage d’une image-durée qui donne à voir une action en cours, non pas un instant, mais un trajet spatial et temporel au sein même de l’image. La vision par procuration – depuis un mode de déplacement – s’apparente à la vision cinématographique. Virilio considère que « l’optique de l’illusion locomotrice est analogue à l’illusion d’optique cinématographique ». Car la vitesse des modes de déplacement motorisés crée un effet de filé conduisant à percevoir le paysage comme une suite d’images défilant les unes derrière les autres. En choisissant de photographier depuis un mode de transport, Bernard Plossu s’interroge sur sa situation de passager témoin d’un paysage en mouvement. Il s’attache souvent à faire du voyage non plus cette parenthèse décriée à juste titre par Virilio mais plutôt le moment de la prise de vue, une parenthèse photographique invitant à attirer l’attention du lecteur sur le trajet et la vision proposée, conditionnée à la fois par la mobilité du mode de déplacement et par la subjectivité du photographe. Le mode de transport ne doit pas être appréhendé seulement comme « machine de transport », mais aussi comme « machine de vitesse » engendrant des répercussions sur la vision des passagers. Il s’agit là d’une vision hallucinatoire dans la mesure où ces paysages ne sont pas en mouvement, mais le passager subit cette illusion motrice se rapprochant de la projection cinématique. Au sein de cette « machine de vitesse », le passager se distancie du statut de la vision et observe, grâce à la projection de lumière rendue possible par la vitesse, la  redéfinition instantanée de l’image et des dimensions spatio-temporelles du territoire parcouru. Se positionnant face au pare-brise comme il se placerait face à l’écran, le passager est témoin d’une profusion d’images dont le mode de vision est conditionné par l’opulence de cette masse informationnelle en continu.
    Cette prédominance de la machine comme mode de vision et d’appréhension d’un environnement conduit également à faire passer au second plan l’expérience corporelle kinesthésique et à instaurer un autre rapport au réel, comme une immersion du virtuel au sein de l’actuel. L’image, via la machine, devient le nouveau principe de perception du réel et de représentation de ce dernier. Mais de décennies en décennies, les écrans se sont diversifiés et ont envahi l’espace-temps du contemporain pour devenir, semble-t-il, l’interface de prédilection des modes de déplacement et de communication d’aujourd’hui. La vision locomotive n’est alors que l’appréhension contemporaine d’une époque où la vitesse et la perception en continu des images deviennent le mode de réception de l’environnement immédiat et des media. L’arrivée de la machine comme mode déplacement est contemporaine de celle de la machine comme mode de fabrication des images. Elle conduit à penser ces inventions en parallèle, ainsi qu’à interroger les modifications alors en jeu dans le champ de l’art, au regard d’une société en pleine révolution. L’accélération a fasciné et effrayé des générations d’artistes pour qui le futur devait se concevoir sous l’angle d’un nouveau rythme dicté par la nécessité de gagner encore un peu plus en rapidité Cette accélération généralisée que le monde de l’art a su interroger et représenter au mieux, conduit à repenser l’organisation sociétale et les pratiques possibles des territoires. Car ces derniers sont de moins en moins conçus ainsi, mais plutôt pour être appréhendé en termes de trajectoires pratiquées par les modes de transport et de communication traçant les grands axes de circulation comme cartographie des espaces contemporains. Toutes ces modifications induisent aussi de repenser les rythmes au sein de l’ère de la mobilité généralisée afin de percevoir les images dans cette gestion du temps imposée par la cadence des machines.

    Bernard Plossu s’immerge dans le mode de transport et produit des images animées par le mouvement. Afin de rendre compte du déplacement, le photographe vit l’expérience déambulatoire en produisant des photographies symptomatiques du défilement temporel, de la vitesse de déambulation et de sa condition de passager. L’image, parce qu’elle n’est que projection de l’action dans l’après-coup de l’expérience, s’impose dans l’étirement temporel caractéristique d’un tel déplacement. Le spectateur se confronte alors à la durée du film qu’il est invité à vivre en spectateur passif. Alors que l’image photographique permet de donner à voir une autre temporalité du déplacement, le cinématographe bafoue l’instant pour s’immerger dans le temps de l’action qui est donné à voir dans son intégralité. La relation entre le temps de l’expérience déambulatoire et celui de sa médiatisation ne peut pour autant se résumer en deux temps antagonistes. Bien au contraire, des correspondances existent, des processus artistiques invitent à tisser des liens entre ces deux traitements temporels. De ce fait, il semble de moins en moins évident d’opposer l’instant à la durée, tant l’un et l’autre semblent intimement liés au sein de travaux pour lesquels le moment de l’enregistrement visuel adhère à celui de l’expérience déambulatoire. Avec Train de Lumière et Paris-Londres-Paris, Bernard Plossu invite à percevoir la photographie comme une image temps, apte à capter la durée de l’expérience viatique. Il parvient à faire de l’image fixe l’incarnation d’un temps privilégiée qui serait le propre de ce voyage imaginaire inspiré du défilement visuel s’offrant au regard des passagers de ces trains d’images.
    Suite
  • L’expérience kinesthésique du marcheur. Etude à partir de quelques déambulations artistiques

    Il y a 9 ans

    / Ecrits / Textes / L’expérience kinesthésique du marcheur

    « L’expérience kinesthésique du marcheur. Etude à partir de quelques déambulations artistiques », in Steven Bernas (dir.), Corps sensible, Paris, l’Harmattan, pp. 63-72

    La marche réduit l’immensité du monde aux proportions du corps. David Le Breton[1] Dans de nombreuses œuvres nées d’une déambulation, le choix du mode de déplacement est fonction du propos, de l’investissement et du discours de l’artiste. Si la marche à pied invite à appréhender le monde à un rythme alternatif à celui imposé par les modes de transport motorisés, elle semble influer aussi sur les perceptions du corps. La spécificité de ce mode de déplacement est de faire appel au système kinesthésique de l’individu dont les sens sont alors en éveil. Comment le marcheur perçoit-il l’environnement traversé ? Quels sens sont alors sollicités dans ces déambulations ? Comment la vue intervient-elle au sein d’un tel dispositif ? On s’attachera à interroger la relation se créant entre l’expérience du corps mobile et la perception de l’environnement traversé, en prenant appui sur des œuvres pour lesquelles la marche demeure le medium de prédilection. Notre analyse s’appuiera également sur des travaux faisant intervenir l’image comme mode de restitution de déambulations afin de questionner la relation entre le corps et les représentations visuelles des espaces traversés.      Edmund Husserl[2] distingue à juste titre deux attitudes possibles d’un corps mobile : alors que le mouvement est un fait objectif, ne changeant rien au monde matériel, le « se mouvoir » s'exprime par les sensations kinesthésiques. Pour le philosophe, le système kinesthésique constitué par des « sensations kinesthésiques » désigne un champ sensoriel assemblant champ visuel et champ tactile. Husserl met ainsi l’accent sur la relation entre la faculté de percevoir un monde objectif et la capacité d’agir sur ce monde. Ce système kinesthésique prend forme dans un corps mobile, évoluant au sein d’un espace ; la kinesthésie déterminant notamment la perception visuelle de l’individu mobile. Alors que les modes de déplacement motorisés engendrent certes une modification de la perception et un mouvement, le déplacement à pied conditionne une mobilité de tout le corps ouvrant à un champ plus large de perception d’un environnement. Pour Husserl, la marche se définirait comme l’expérience qui permettrait de saisir notre corps dans sa relation avec le monde. C’est par lui que l’on expérimente l’environnement comme une unité, en pratiquant les trajectoires. Si le corps bouge, le monde aussi et c’est ainsi que l’individu parviendrait à distinguer le soi de l’autre, dans la continuité d’un mouvement amenant à comprendre les rapports réciproques entre ces deux entités. Le corps apparaît alors comme révélateur de soi et du corps de l’autre, qu’il soit corps-propre ou corps-objet.   Les pratiques artistiques itinérantes contemporaines ont pour particularité de dépendre davantage du fait de se mouvoir que du simple mouvement du corps. Parmi elles, certaines s’attachent à replacer le corps dans un processus d’expérimentations du contexte spatio-temporel dans lequel il s’immerge. La spécificité de ces œuvres est de relever du performatif et de prendre toute leur importance au sein de l’hic et nunc de l’expérience vécue corporellement. Ces artistes placent donc l’expérience déambulatoire au centre d’un processus conduisant à éprouver et révéler le contexte dans lequel ils prennent position. Parmi eux, Laurent Tixador et Abraham Poincheval usent du corps comme instrument de mesure des espaces traversés. Ils mettent leur corps à l’épreuve afin de percevoir et de ressentir la variation des paysages qu’ils rencontrent. Mais expérimenter corporellement les trajectoires comme nouveau terrain d’investigation relève aujourd’hui de l’aventure périlleuse car ces artistes ont fait des interstices l’espace privilégié de leurs expérimentations itinérantes. Pour l’Inconnu des grands horizons[3], allant de Nantes à Metz en passant par Caen guidés seulement par une boussole, ils arpentent ces trajectoires à pied. Lors de ce périple au nord de la France, équipés tels des campeurs, ils affrontent le froid, le poids du matériel et l’hostilité d’un territoire pourtant habité, mais pas pour autant pensé pour le vagabondage. Rappelant les périples du Grand Tour de la jeune bourgeoisie anglaise au XVIIème et XVIIIème siècle, les deux artistes découvrent un monde autre, un ailleurs qui ne se caractérise pas tant par sa distance au territoire connu, qu’à la spécificité de ses fonctions. Ils découvrent un environnement mixte, entre un reliquat d’univers paysans, gagné petit à petit par l’émancipation urbaine et des paysages périphériques, constitués de zones commerciales et industrielles, traversés d’autoroutes où il n’est possible d’accéder que par un mode de transport motorisé. Dans le travail de Tixador et Poincheval, le corps est considéré comme le medium de l’œuvre et son appréhension en reste multiple suivant les situations mises en place : corps ouvrier, corps comme mesure de l’espace, corps éprouvant l’expérience, corps sensible et corps créateur. Marcher aujourd’hui est une forme de résistance aux pratiques contemporaines des trajectoires. En déambulant ainsi, ils mettent à l’épreuve leur corps au sein d’un environnement impropre à de tels vagabondages et invitent à interroger la place du corps contemporain au sein d’une société qui semble ne plus lui accorder un rôle central.   Husserl opère une distinction entre la chair (Leib) qu’on peut appréhender comme étant le corps que je ressens, le corps vécu et vivant, du corps (Körper) physique externe objectivé et dont la subjectivation le rend à sa vie intime[4]. Parce que le corps est au centre du système kinesthésique, c’est bien le corps-chair éprouvant le corps environnant qui est placé au cœur d’un tel dispositif. Pour Jean-Luc Lannoy, « par la marche, je me meus dans la mobilité retrouvée du monde où mon corps (...) devient précisément corps chair participant à la chair du monde[5] ». Ce ressenti du corps dans son environnement repose à la fois sur les « déterminités » visuelles et sur les « déterminités » tactiles. Husserl s’interroge pourtant sur l’interdépendance de ces deux sensations. Il énonce ainsi : «  Qu’est-ce qui fait l’identité de l’espace qui se matérialise une fois visuellement, l’autre fois tactilement, et, dans la double matérialisation, est l’unique et identique ? » En quoi la marche pourrait-elle être appréhendée comme système engendrant une perception à la fois tactile et visuelle de l’environnement pratiqué ?    Si la référence à la kinesthésie permet d’appréhender la marche comme approche phénoménologique du déplacement, il reste pourtant à s’interroger sur le fondement d’un tel système, c’est-à-dire sur les relations existant entre les différents sens mis en éveil et le mouvement du corps. A ce titre, Merleau-Ponty distingue le visible comme étant ce qu’on saisit avec les yeux, du sensible qu’on saisit par les sens[6]. La spécificité de la marche consiste à mettre à l’épreuve les sensations de mouvements du corps au sein d’un environnement alors perçu au rythme de sa traversée ; la marche impliquant un certain éclaircissement du paysage parcouru. Pour Jean-Luc Lannoy « c’est moins le regard porté au loin qui éveille le mouvement de la marche que la marche qui éveille le regard à des impressions et sollicitations toujours nouvelles [7]». Mais cette sensation émanant de la déambulation ne passe pas nécessairement par la vue. Du moins, il importe d’interroger la relation de la perception visuelle aux autres sens dans un processus artistique en marche.   Lorsque les membres du collectif Ici-même décident de parcourir la ville les yeux fermés afin d’éprouver cet espace différemment, ils interrogent le corps comme medium de perception de l’environnement pratiqué. Déambulant les yeux fermés, ils tentent de révéler une autre image de la ville à travers les sons, les odeurs, les textures et la variété des intensités lumineuses traversés. Le collectif Ici-même place au cœur de ses problématiques ces questions de fictions, d’interventions et d’interactions avec la ville et ses acteurs. Aussi, ont-ils proposé lors des workshops mis en place en avril 2009 à Paris dans le cadre de l’exposition En Marche[8], des ateliers invitant les participants à déambuler par deux dans le 15ème arrondissement. Alors que celui conservant les yeux ouverts tient le rôle du guide et accompagne le guidé par un geste délicat du bras devenu pour l’occasion outil d’orientation, le guidé, gardant les yeux fermés, est invité à appréhender la ville en aveugle, ne percevant que quelques formes à travers le masque que constituent les paupières. Dès lors, le son et le touché occupent la place monopolisée d’ordinaire par la vue. Les distances se mesurent à l’aune des variations hertziennes, tandis que les dénivelés du sol, d’ordinaires imperceptibles, composent toute une panoplie de textures variées. La vue n’est pourtant pas absente de l’expérience. A travers le voile des paupières, on perçoit des formes variant en fonction de la luminosité traversée. Le guide, quant à lui, a la responsabilité de créer la narration de l’expérience, de faire varier les atmosphères tactiles, sonores et lumineuses traversées. Son corps doit prendre la consistance des deux corps réunis afin de parer au danger, comme de jouer avec les limites et les sensations du corps du guidé. Le corps redevient dès lors la mesure et l’échelle de l’espace éprouvé, il devient l’instrument de mesure de la trajectoire effectuée, il est comme replacé au centre du système circulatoire des transports. Les perceptions sensorielles mises en éveil dans ces pratiques de la marche conduisent à redéfinir la ville, inventant un autre usage du monde, tout à la fois poétique et fictionnel.   Husserl considère que « ce n’est que par l’image qu’on parle d’une expansion du son et d’un remplissage de l’espace par le son, c’est en quelque sorte l’image d’un fluide qui sert de guide : l’image est une image visuelle ou tactile, l’image d’une fluidité qui est représentée sur le mode d’un authentique plein spatial, et sert ensuite à la représentation analogique de la propagation des effets de son dans l’espace [9]». Le philosophe souligne que les sensations kinesthésiques sont davantage en relation avec la vue qu’avec le son perçu. Le mouvement est dicté par le mécanisme inhérent à la marche et guidé par la vision du paysage englobant. La vue conduit également les pas dépendant de la perception de l’opacité du sol qui née de la relation intime existant entre le corps et le sol. Dans la lignée de Lannoy, on pourrait concevoir une forme d’interdépendance entre la marche et la vue : « la marche n’est pas seulement, quant à son orientation et son équilibre, dans la dépendance de la perception. La vue est aussi dans la dépendance de la marche[10]. » En avançant à pied, le corps, par le biais de la vue, prend connaissance de sa consistance au sein de l’environnement traversé et participe, par son immersion, à la constitution de cet espace. Ainsi, le corps se meut dans la mobilité en tant que corps de chair « participant à la chair du monde[11] ».   Dans sa vidéo intitulée Ground Zéro[12], l’artiste Laurent Malone filme ces pas en déambulant sur le terrain vague situé avenue Roger Salengro à Marseille. Par le déplacement du corps, le spectateur découvre le sol arpenté constitué de fissures au sein desquelles la nature reprend le dessus. Le transect effectué, reposant sur les lignes présentes au sol, suit la cadence des pas rythmant l’avancé du corps du cameraman. Les pas saccadés et les vibrations du corps transparaissent dans le film. L’image, plan en plongée sur le sol, est complétée par le son environnant, renseignant sur l’espace dans lequel le marcheur évolue. Si le spectateur ne fait pas lui-même l’expérience de la déambulation, Laurent Malone place la caméra proche de son corps, la rendant d’autant plus sensible aux variations de ce dernier. Le procédé mis en œuvre par l’artiste invite à perturber la relation d’ordinaire établie entre le mouvement du corps et la perception visuelle. La vision ne se focalise pas sur l’horizon afin de dicter le pas et l’avancé du marcheur, mais sur le sol et tout particulièrement sur la relation établie entre les mouvements des pieds percutant le sol et la planéité investie. Les repères du marcheur – ainsi que ceux du spectateur – ne sont plus dictés par l’horizontalité d’une perception classique mais par la géographie du sol, constituée de lignes, de plantes et de détritus. Le son proche renseigne sur les éléments présents au sol tout en étant par moment occulté par des bruits périphériques. Pour autant, la proposition de Laurent Malone conduit-elle à distinguer la constitution de l’espace visuel de celui fondé sur une approche kinesthésique ? En plaçant sa caméra au niveau du centre de gravité de son corps – c’est-à-dire à hauteur du bassin – il tend à déplacer la vision au cœur de la mécanique kinesthésique. Et lorsque, à l’arrêt, il relève la caméra pour filmer à l’horizontale, le système de perception en mouvement s’arrête pour laisser place à une recontextualisation de la scène au sein d’un espace urbain. Le son du hors-champ qui, jusqu’à présent, ouvrait à l’imaginaire du cadre spatial de la marche, perd de son importance pour devenir simple illustration de l’image horizontale. Comment alors matérialiser cet espace, d’abord perçu par le son, puis visuellement ? « Dans le mouvement en alternance de la marche se produit une sorte d’aller et retour entre l’espace tactile et l’espace visuel, entre le toucher du sol et le découvrement perceptif[13] » énonce Jean-Luc Lannoy. Ground Zero invite à réinterroger cette relation entre système kinesthésique, perception visuelle et construction d’un espace environnant. Mais cet espace se conçoit-il globalement ou convient-il d’isoler la perception visuelle de la compréhension d’un espace par le biais de la vue ? En déambulant les yeux fermés, le collectif Ici-même interroge les sensations d’un corps et la sensibilité des autres sens lors d’une marche à pied. Si l’absence du regard empêche d’associer image et contexte environnant, cette configuration invite à percevoir d’autant mieux l’architecture du corps-chair en mouvement et sa relation à l’opacité du sol.   Le système kinesthésique associe le tactile et le visuel comme sens complémentaire ouvrant à une représentation de la trajectoire effectuée. Lorsque certains artistes mettent en œuvre des processus dans lesquels l’outil d’enregistrement – qu’il s’agisse d’une caméra ou d’un appareil photographique – devient acteur de la marche et contrainte au sein du concept que s’impose l’opérateur, l’image produite pourrait révéler à la fois cette perception visuelle du déplacement, mais aussi la place occupée par un outil appréhendé tactilement. Laurent Malone demeure un des artistes qui interroge au mieux cette relation entre le déplacement de son corps et l’usage d’une caméra ou bien d’un appareil photographique. Il parvient à lier ces deux pratiques, en faisant de l’outil d’enregistrement le prolongement de son œil et surtout le moyen par lequel il parvient à mettre en place des dispositifs conduisant à interroger le déplacement. Mais la présence d’un tel outil implique a fortiori une perturbation dans la constitution même du système kinesthésique. Car le corps n’est plus seulement rythmé par les pas qui foulent le sol. Il est donc nécessaire de prendre en considération l’appareil d’enregistrement comme prolongement du regard et comme prothèse se rajoutant au corps du marcheur. Comment mettre en place un tel dispositif en tenant compte de la présence de l’appareil ? Quelle est alors la place du corps au sein de ces processus ?   L’appareil photographique et la caméra offrent au marcheur la possibilité de replacer le corps au sein d’une mobilité par le biais de la représentation visuelle. Alors que pour certains, la Nouvelle Objectivité correspond à un mouvement photographique ouvrant à l’originalité des points de vue proposés, pour d’autres, dont Olivier Lugon[14], cette photographie a su révéler la place de l’image fixe dans un processus en marche, la photographie dépassant ainsi son assimilation à l’art graphique, pour devenir, au même titre que la danse ou la promenade, un art de l’espace et du temps. La Nouvelle Objectivité ne serait donc pas caractérisée par la course à l’originalité formelle, mais aurait cherché avant tout à traduire l’expérience concrète de la vision en mouvement à travers une pratique fondée en premier lieu sur la marche comme construction du regard. L’appareil photographique ne doit pas être considéré comme camera obscura, enregistrant mécaniquement le cadre sélectionné dans le viseur, mais peut-être pensé aussi comme medium révélant la sensibilité du corps en marche. Preuves en sont les nombreuses expérimentations déambulatoires de Laurent Malone qui fait usage de la caméra comme outil rendant possible l’enregistrement de plans fixes et de sons, donnant lieu à un travail photographique “en mouvement“. En effet, dans certains de ses travaux, il fait usage de la caméra et opère un enregistrement de plans fixes de plusieurs secondes défilant les uns à la suite des autres, offrant au spectateur un diaporama sonore de ses déambulations. La caméra, placée proche du corps du marcheur, malgré sa fixité, laisse transparaître les légers mouvements de l’artiste. Le son invite à imaginer ce que le cadre imposé occulte. La spécificité de la démarche de Laurent Malone réside dans l’utilisation qu’il fait de l’appareil photographique en tant qu’il est intégré au dispositif mobile mis en œuvre. Sa pratique de la marche est fondée sur la relation entre les pas et la respiration qui déclenchent le regard et vice-versa. Cette articulation donne lieu à une marche lente mais qui peut durer très longtemps. La question de l’épuisement du corps est centrale, provoquant notamment un vertige du regard. C’est donc tout naturellement que l’appareil photographique est intégré au processus artistique en marche et devient non pas le prolongement de l’œil, mais bien celui du bras, dans la logique d’une photographie qui relèverait davantage des arts vivants que des arts visuels. Laurent Malone ne place pas son appareil devant son visage, mais vise avec tout son corps et cadre avec sa main. Une telle démarche est appliquée pour JFK[15], marche photographique effectuée à New York avec Dennis Adams, mais aussi dans de nombreux transects visuels pour lesquels il détourne l’usage traditionnel de la caméra afin de jouer sur le hors-champ sonore qu’elle rend possible. Ces diaporamas vidéographiques invitent à parcourir les trajectoires avec le photographe qui offre un point de vue fragmenté des paysages. Le spectateur ne peut que ressentir la présence du corps qui porte la caméra. C’est à travers l’image qu’on perçoit le ressenti du corps éprouvant l’environnement pratiqué. La relation intime que Malone parvient à dresser entre l’outil d’enregistrement et son propre corps permet de faire émerger l’image de l’expérience du trajet.     Dans ces processus artistiques déambulatoires, le corps chair serait alors replacé dans un contexte d’appréhension d’un environnement dont il deviendrait le principal outil d’analyse et de perception. La spécificité de telles démarches est d’être liée au quotidien d’un espace et d’un temps réactivés par ces expériences. Le corps est le moyen par lequel on perçoit l’expérience artistique : corps éprouvant la rudesse d’un environnement dans les situations proposées par Tixador et Poincheval, corps aveugle dans les déambulations guidées par le collectif Ici-même ou bien corps vecteur d’images dans les transects visuels de Laurent Malone. Le corps de l’artiste devient alors ce par quoi passent les sensations ressenties dans cette traversée, le référent de l’acte créatif et le moyen par lequel cette expérience peut-être véhiculée et partagée avec un public. La kinesthésie, en tant que sensation d’un corps qui se meut dans l’espace, invite à comprendre l’investissement de tels artistes pour qui marcher serait une posture à la fois artistique et politique témoignant de leur présence au monde.
    [1] David Le Breton, « Les marcheurs d’horizon », in La Marche, la vie, Solitaire ou solidaire, ce geste fondateur, Paris, Autrement, 1997, p.126. [2] Edmund Husserl, « L’Importance des systèmes kinesthésiques pour la constitution de l’objet de perception », in Chose et Espace, Leçons de 1907, tr. fr., Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1989, p. 189. [3] Laurent Tixador et Abraham Poincheval, L’Inconnu des grands horizons, Paris, Editions Michel Paverey, 2003. [4] Nathalie Depraz, Husserl, collection Synthèse, série Philosophie, Paris, Armand Colin, 1999, p.91-92. [5] Jean-Luc Lannoy, Langage, perception, mouvement, Blanchot et Merleau-Ponty, Grenoble, Editions Millon, 2008, p. 244. [6] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 13. [7] Jean-Luc Lannoy, Langage, perception, mouvement, Blanchot et Merleau-Ponty, op. cit., p. 216. [8] Exposition-workshop présentée à la galerie Michel Journiac, Université Paris 1, La Sorbonne. http://galeriemicheljourniac.sup.fr/ [9] Edmund Husserl, Chose et Espace, Leçons de 1907, tr. fr., Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1989, p. 93. [10] Jean-Luc Lannoy, Langage, perception, mouvement, Blanchot et Merleau-Ponty, op. cit., p. 236. [11] Idem, p. 244. [12] Laurent Malone, Ground Zero, vidéo, Marseille, 2003. [13] Jean-Luc Lannoy, Langage, perception, mouvement, Blanchot et Merleau-Ponty, op. cit., p. 262. [14] Olivier Lugon, «  Le marcheur, piétons et photographes au sein des avant-gardes, in Etudes Photographiques n°8, Paris, Novembre 2000. [15] Dennis Adams et Laurent Malone, JFK, Marseille, Editions IntegralLaurentMalone, 2002.
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  • L’artiste comme aventurier du contemporain

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    « L’artiste comme aventurier du contemporain. Sur quelques explorations d’Abraham Poincheval et Laurent Tixador », in revue Elfe XX-XXI n°1 « L’Aventure », sous la direction de Nathalie Froloff et Dominique Rabaté, éditions Classique Garnier, pp155-170
    Artistes et aventuriers, Abraham Poincheval et Laurent Tixador arpentent les interstices de la société mobile depuis plusieurs années. Expérimentant des territoires qui leur étaient jusqu’alors inconnus, les deux artistes sont en quête de pratiques au sein desquelles ils se placent en novices. Dans le cadre de leurs explorations, ils appréhendent l’aventure comme « concept moderne (…) participant de l’industrie et du commerce avant tout [1]» et se devant alors d’être “sponsorisable“. Il sera question d’interroger le statut de l’aventure aujourd’hui et de déterminer les rapports entretenus avec l’art contemporain. A ce titre, le travail de Tixador et Poincheval invite à questionner les interactions entre le système de l’art contemporain et l’émergence d’une néo-aventure apparaissant alors que l’intérêt des individus pour des pratiques extrêmes et des divertissements fondés sur un tel genre ne cessent de croître.   A une époque où la distinction entre l’ici et l’ailleurs laisse place à une homogénéisation des territoires, se développent des expériences de l’extrême nourries du désir de l’individu de se mettre à l’épreuve. Dans un tel contexte, le corps occupe une place centrale afin d’éprouver l’environnement, souvent hostile, au sein duquel il s’immerge. Animé d’une quête d’autoréférencement, l’individu rechercherait de nouveaux repères que la société ne lui apporte plus[2]. Emergent alors des pratiques aventurières qui, pour David Le Breton, implique une lutte contre l’adversité, celle des hommes ou des éléments. Elle projette l’individu dans une autre dimension de l’existence, loin de ses repères familiers ou de toutes formes de routine personnelle. En quelque sorte, l’aventure pourrait être une quête d’exotisme, à une époque où ce terme n’a plus guère de sens au regard de la constitution des territoires. Malgré la fin des découvertes et les désillusions grandissantes quant aux explorations possibles, il resterait pourtant des situations à expérimenter. Dans un tel contexte, la pratique déployée par Tixador et Poincheval se fonde sur un autre rapport au réel, animé par le désir d’explorer d’autres territoires, qui ne serait pas tant rattachés à une géographie de l’ailleurs, qu’à une appréhension alternative du proche. Pour autant, leur démarche s’apparente un tant soit peu à celle de ces « conquérants de l’inutile[3] » guidés par la performance physique comme leitmotiv, animés du désir de se surpasser et d’aller au bout de leur limite. Telles sont les références de Tixador et Poincheval, n’hésitant pas à citer, grâce à leurs images, de grands noms de l’aventure comme Alain Bombard ou encore Georges-Marie Haardt et Louis Audouin-Dubreuil de la Croisière Jaune. Alors que l’individu recherche à travers le « voyage » à quitter son environnement quotidien, c’est celui de l’art auquel Tixador et Poincheval veulent échapper en mettant en place leurs expéditions : « Pour nous l’aventure, c’est de quitter le milieu de l’art contemporain. On va le plus loin possible de la galerie, hors des lois du marché et du milieu de l’art, et, en même temps, on ne s’est jamais aventuré très loin, il s’agit juste faire un pas de côté[4]. » Leur pratique s’inscrit dans la tentative de poursuivre l’entreprise héroïque des aventuriers des siècles passés, tout en s’inscrivant dans une culture et une pratique des territoires qui est celle de la société dans laquelle ils vivent. Tixador et Poincheval cherchent à habiter pour un temps les interstices, tester ces espaces et déterminer leur degré d’habitabilité. C’est ainsi qu’ils ont mis en place un travail de longue haleine, durant lequel ils étaient conduits à avancer sous terre au rythme de creusées d’un mètre quotidien. Lors d’une réunion du club des aventuriers[5] organisé comme à l’accoutumée avant leur vernissage, les participants se sont interrogés sur la qualité d’un voyage qui résiderait davantage dans le choix du mode de déplacement utilisé que sur la destination choisie. Tixador et Poincheval ont travaillé par la suite à l’élaboration de cette expédition sous terre consistant à avancer dans un tunnel fermé, rebouché par les occupants au fur et à mesure de leur déplacement.
    Cette aventure, appelée Horizon moins vingt[1], a pris la forme d’un trou mobile sous un jardin public en Espagne. Durant les vingt jours du voyage, les artistes ont vécu en autarcie à 1,50 mètre sous terre, déplaçant avec eux les caisses contenant leurs vivres et ayant comme seul contact avec l’extérieur un téléphone à manivelle. L’exploration rappelle à plusieurs égards la condition de vie en milieu hostile et notamment au cœur d’un conflit déclaré. Si, dans cette performance, la terre fait penser à la tranchée, le travail acharné au quotidien ainsi que les rations alimentaires et la mise en quarantaine des deux hommes transforment leur corps en machine à lutter contre la mort dont ils occupent le terrain. Dans Horizon moins vingt, Laurent Tixador et Abraham Poincheval tentent de prendre à rebours la notion même de voyage et opte pour un déplacement fondé sur la lenteur. Ils expliquent ainsi leur technique de déplacement : « L’espace souterrain dans lequel nous prévoyons de nous déplacer (...) n’est ni plus large ni plus haut qu’un boyau ordinaire, mais la terre y sera enlevée à l’avant puis déposée à l’arrière pour nous faire avancer et combler notre passage. Ainsi démunis d’accès vers l’extérieur, nous serons claustrés dans une sorte de grotte sans amarres ou encore de mobile home troglodyte. Le voyage est prévu pour une durée de vingt jours au rythme de progression d’un mètre quotidien. La galerie devra être creusée, dans un premier temps, au départ d’une tranchée, jusqu’à ce que l’espace soit suffisamment long pour être fermé[2]». Leur démarche s’impose comme résistance à un état des faits et interroge ainsi la société en mettant à l’épreuve le corps de l’individu. En effet, les deux artistes s’aventurent à éprouver leur corps à la rudesse de conditions physiques extrêmes, prenant forme au sein d’un dispositif complexe, interrogeant la résistance du corps à de telles conditions, mais aussi celle du psychisme à l’isolement. Le corps devient le medium de leurs œuvres et son appréhension en reste multiple : le corps ouvrier, machine à creuser, mais aussi le corps dont ils doivent assurer la survie et écouter les demandes afin de le maintenir en état de fonctionnement. Avant de vivre cette aventure sous terre, ils ont réalisé des enquêtes sur différents cas d’isolements au sein d’espaces confinés. Leur aventure n’ayant pas de précédent, ils se sont inspirés d’expériences proche de la leur. Parmi ces dernières, les artistes rendent compte au sein de l’ouvrage intitulé Horizon moins vingt[3] de l’histoire de deux chiens prisonniers d’une galerie sous terre ou encore du récit de Pierrette enfermée durant deux jours dans son ascenseur. Pour Paul Ardenne, Horizon moins vingt se justifie par trois points. Tout d’abord, cette performance peut se prévaloir d’être une expédition, qui est définie comme étant un « voyage d’exploration[4] », configuration jamais explorée, du moins médiatisée par le biais d’un récit ou autres formes de narration. D’autre part, elle confronte les artistes à une expérience personnelle aussi difficile que riche. Les corps des artistes sont durant ces vingt jours avant tout des corps de travailleurs, dont cette fonction leur assurent la survie : s’ils cessent de creuser, le projet prend fin et les corps sont alors abandonnés sous terre, là où ils retourneront, après leur mort. Comme l’énonce Paul Ardenne[5], ces expériences évoquent à juste titre le dépassement de soi, dépassement qui rapproche cette pratique artistique des voyages de l’extrême, appréhendée le plus souvent comme aventure au contemporain. Jean-Didier Urbain[6] considère que cette forme d’expérience, se développant aujourd’hui pour l’essentiel dans le tourisme, est symptomatique de notre société. Elle comprend aussi bien les prises de risque dues à la pratique de sports extrêmes (saut, deltaplane, ...) que des séjours sur des territoires à risque, voire en guerre. C’est ainsi que certaines émissions télévisuelles reposent sur ce principe : la mise en danger – relative – des candidats volontaires au risque, consacrés pour l’occasion en héros. Le but étant de franchir avec succès les différentes étapes et de relever les défis afin de finir le jeu, le tout sous l’œil attentif des quelques millions de téléspectateurs pour le moins assidus. Ainsi, Pékin Express[7], émission de la chaîne M6, conduit les participants à rejoindre Pékin depuis Paris[8] avec un euro par jour et par personne pour survivre et se déplacer. Les participants, au nombre de deux par équipe, doivent donc compter sur la générosité des populations locales pour les transporter gratuitement et leur donner un peu de nourriture. Le parcours est rythmé par des étapes à franchir, des exploits à relever, tous plus contraignants les uns que les autres. Les candidats choisis pour l’émission se doivent donc d’avoir une bonne condition physique et sont considérés par leur entourage comme en mesure de relever un tel défi. Pour David Le Breton, il s’agit là de néo-aventuriers, « traitant de l’aventure partout où elle se manifeste, là où on l’attend traditionnellement[9] ». Mais l’aventure contemporaine n’en est pas pour autant livrée à elle-même. Bien au contraire, elle se prépare, se subventionne même, afin de ne rien laisser au hasard et de maîtriser cet événement. Pour North Pole, Laurent Tixador a été le premier artiste à accéder au Pôle Nord et à réaliser cette expédition en partenariat avec le centre National des Arts Plastiques (CNAP), Artconnexion (Lille) et le Centre d’Art d’Hérouville-Saint-Clair (WHARF). Ces sponsors apparaissent donc sur le drapeau planté afin de consacrer la réalisation de l’exploit. L’image réalisée pour immortaliser cet instant n’est pas sans rappeler celle de Rosenthal faite en 1945, représentant six marines dressant la bannière étoilée sur le mont Suribashi à Iwo Jima au Japon, ou encore celle représentant Armstrong, premier homme à marcher sur la Lune, photographié à côté du drapeau américain[10]. Comme l’énonce Vincent Lavoie[11], ces instants de l’histoire immortalisés par ces images confèrent à ces photographies le statut d’ « instant-monument » dépassant le cadre historique auquel elles sont rattachées, conduisant même, selon l’auteur, à réduire la complexité d’une situation historique donnée à sa seule actualité photogénique[12]. Avec cette image de l’artiste au Pôle Nord, Laurent Tixador poursuit cette entreprise et place cette photographie dans la lignée d’une histoire iconique du héros vainqueur et conquérant.
    [1] Abraham Poincheval et Laurent Tixador, Horizon moins vingt, Paris, isthme éditions, 2006. Ce livre, relatant les préparatifs de l’expérience, est antérieur à la réalisation de ce projet présenté dans le cadre de l’exposition «Estrados», édition 2008 PAC Murcia (Contemporary Art Project Murcia) - Commissaire : Nicolas Bourriaud - 31/01 - 31/03 2008. [2] Plaquette de présentation Horizon moins vingt, document de travail, 2005. [3] Abraham Poincheval et Laurent Tixador, Horizon moins vingt, op. cit. p. 91 et 111. [4] Paul Ardenne, « In utero Terrae », In Laurent Tixador et Abraham Poincheval, Horizon moins vingt, Paris, Isthme Editions, 2006. [5] Paul Ardenne, op. cit. [6] Jean-Didier Urbain, « Des rites aux risques, aller et retour », L’Idiot du voyage, Histoires de touristes, Paris, Payot, 1991, p. 297. [7] Pékin Express est une émission de téléréalité française datant de 2006 présentée par Stéphane Rotenberg. Elle s’inspire d’une émission belge du même nom et d’émissions américaines basée sur le même principe aventurier. [8] C’était le cas pour la première saison en 2006. Par la suite, les parcours et pays traversés ont changé. [9] Citation empruntée aux premiers numéros de la revue Les nouveaux Aventuriers, créée en 1988, in David Le Breton, La Passion du risque, op. cit., p.132. [10] Alors que l’image de la victoire américaine sur le Japon le 23 février a été l’œuvre d’un militaire anonyme enregistrant ces quelques dizaines de soldats plantant fièrement un petit drapeau américain, la photographie sera rejouée par Rosenthal, photographe de l’agence AP, afin de lui donner plus de majesté. Quant à l’image d’Armstrong venant consacré le premier homme marchant sur la Lune, elle fait débat car sa véracité semble mise en doute tant l’image se rapproche d’un idéal symbolique trop détaché d’une réalité. [11] Vincent Lavoie, « Photographie et imaginaires du temps présent », in Vincent Lavoie (sous la direction de) Maintenant, Images du temps présent, Catalogue d’exposition du mois de la photo à Montréal, Boucherville, Editions d’Intermedia, 2003, p.14. [12] Vincent Lavoie, L’Instant-Monument, Du fait divers à l’Humanitaire, Montréal, Dazibao, 2001.
    Durant leurs pérégrinations, ils produisent également des photographies qui servent à témoigner du moment passé, dans la logique du « ça a été » barthésien. Alors qu’en général, ces images occupent pour l’essentiel la place de la photographie dans le champ de la pratique amateur, à savoir se photographier dans un ici et maintenant, témoigner d’une situation pour le moins incongrue (dormir sous la tente, marcher sous une averse ou encore taguer un rocher avec des dessins de Smarties), d’autres relèvent d’une iconographie davantage en relation avec l’image du héros d’aventures. Dans Totale Symbiose, expérience réalisée sur l’île du Frioul, ils produisent des images à contre-jour et en contre-plongée dessinant ainsi leur silhouette en haut d’une colline, affrontant le soleil ; pour  l’Inconnu des grands horizons, les deux marcheurs posent sur un rocher, le regard vers le lointain ; pour Plus loin derrière l’horizon, ils sont photographiés tirant leurs embarcations et coiffés d’une casquette de marins ; pour Totale Symbiose 3, ils sont photographiés en plan large laissant apparaître l’immensité du paysage urbain coréen dans lequel ils s’immergent durant la période de l’expérience, d’où ils seront d’ailleurs extraits spectaculairement par un hélicoptère. Le champ visuel auquel ils font référence relève d’une iconographie aventurière et d’une pratique amateur de la photographie telle qu’elle a pu notamment se développer depuis l’avènement du numérique. Chez ces artistes, l’accent n’est pas mis sur les qualités techniques de l’image, mais bien sur les références citées et utilisées. Laurent Tixador justifie ainsi ces photographies : « ce sont des photographies souvenirs, même si certaines sont achetées (...) Elles sont potentiellement vendables et le sont parfois, même si je ne les fais pas pour cela. Autant je collectionne les situations, parce qu’il y a cette idée de collection en allant un peu partout, en cumulant les expériences, autant je collectionne aussi ces images[1] ». S’apparentant à celles d’amateurs, les photographies qu’ils produisent ont tout de même vocation à héroïser ces artistes. Mais ne nous y trompons pas, la démarche de Tixador et Poincheval consistent davantage à singer cette tradition héroïque qu’à tenter de se placer en héritiers de telles pratiques. Alors que les media ont constitué un marché lucratif autour de l’aventure, c’est non sans ironie que les artistes revisitent ce thème en abolissant la notion même d’exotisme ainsi que l’héroïsation de l’individu en quête d’un exploit. Ils instaurent une forme d’exotisme au sein du local, appréhendant le réel comme un possible sans frontière. La démarche de Tixador et Poincheval repose sur la curiosité qui dicte leur choix et la réalisation des situations. Au-delà de l’interaction avec l’institution culturelle qui cautionne le travail, Tixador avoue rechercher l’aventure pour ce qu’elle peut lui apporter personnellement, en tant qu’individu. Bien trop engagés dans l’expérience vécue, ils ne cherchent pas à en produire une forme de restitution qui interrogerait conceptuellement le procédé mis en œuvre. Tixador et Poincheval ne livrent que des allégories d’une expérience qui restera pour l’essentiel l’apanage de ceux qui étaient présents dans le hic et nunc de la situation. C’est en cela que le partage de l’expérience se confronte à la méconnaissance d’un public novice, comme pouvait l’être les artistes avant de s’y immerger. Du sauvetage des deux chiens prisonniers d’une galerie et de l’enfermement de Pierrette dans son ascenseur, ils ne pourront qu’imaginer la situation, mais cela leur permettra peut-être de construire en partie l’imaginaire relatif à l’expérience à venir[2].
    La démarche de Tixador et Poincheval repose pour l’essentiel sur une pratique alternative de l’aventure, cherchant toujours à donner une dimension faussement héroïque à de telles expériences. Lorsque ils ont traversé le Nord de la France d’Ouest en Est dans le cadre de l’aventure intitulée l’Inconnu des grands horizons[1], équipés tels des campeurs, ils affrontent le froid, le poids du matériel et l’hostilité d’un territoire pourtant habité, mais pas pour autant pensé pour le vagabondage. Rappelant les périples du Grand Tour de la jeune bourgeoisie anglaise au XVIIème et XVIIIème siècle, les deux artistes découvrent un monde autre, un ailleurs qui ne se caractérise pas tant par sa distance au territoire connu, qu’à la spécificité de ses fonctions. Ils découvrent un environnement mixte, entre un reliquat d’univers paysans, gagné petit à petit par l’émancipation urbaine et des paysages périphériques, constitués de zones commerciales et industrielles, traversés d’autoroutes où il n’est possible d’accéder que par un mode de transport motorisé. Le périple effectué par les deux artistes a été réalisé sans carte, avec seulement une boussole afin de se diriger dans l’espace : « Le fait d’utiliser la boussole permet de découvrir des paysages parce qu’on n’utilise pas de cartes et qu’on est contraint d’avancer en ligne plus ou moins droite ; aussi, on ne sait pas sur quoi on va tomber. Derrière chaque horizon, il y a un nouveau paysage qui se dessine, avec ses obstacles et ses imprévus[2] ». Si les deux artistes aventuriers expérimentent des territoires situés hors des sentiers battus, ils mettent également en place un travail de création issu de leur condition de vie au sein de ces espaces interstitiels. Ils reviennent de ces expéditions avec de nombreux objets « faits main » à partir des matériaux trouvés sur place, objets qui accèderont par la suite au statut d’œuvre d’art. Tixador et Poincheval recyclent les matériaux environnant pour leur donner une autre utilisation : ils créent une boîte à crayons à partir de papiers toilette, utilisent la peau d’une orange afin de fabriquer un étui à couteau, etc. Laurent Tixador s’inspire particulièrement des souvenirs réalisés par les poilus de la première guerre mondiale : « je me demande quel instinct a poussé ces hommes à créer des souvenirs dans la situation où ils étaient (…) Peut-être ont-ils crée cela en imaginant déjà qu’ils pourraient les exhiber chez eux, sur le buffet ou la cheminée, comme trophée de leur propre survie, en se projetant dans le retour, comme un moyen de se retenir à la vie [3] ». Les souvenirs des expéditions de Tixador et Poincheval sont eux aussi exposés. Au-delà des productions de Tixador, lors de l’exposition Verdun, on trouve la pelle qui a servie à creuser le tunnel durant Horizon moins vingt, mais aussi les sacs à dos portés durant L’Inconnu des grands Horizons. Après avoir été utilisés par les aventuriers, ces accessoires sont donc sacralisés et même “artialisés“ pour finir derrière une vitre de salle d’exposition[4]. « L’art des déracinés »[5], c’est ce qui est créé avec les matériaux à disposition lorsqu’on est hors de chez soi, ce qu’on ramènera par la suite chez soi. Tixador et Poincheval sont dans cette logique de production lorsqu’ils s’enferment durant plusieurs jours dans un espace confiné sans matière préparé préalablement. Les fins d’expéditions sont souvent ponctuées par un « faux événement » : leur arrivée sur les lieux du vernissage en héros – ou anti-héros, tel un Georges Durois, dit Bel-Ami[6]. Par le choix opéré de se situer toujours en retrait de l’institution artistique au moment du présent de l’œuvre, les deux artistes interrogent aussi le déplacement nécessaire d’un milieu vers l’autre et la fastidieuse retranscription de l’expérience dans l’après coup et au sein de la galerie. Laurent Tixador met en exergue l’écart indéniable entre ces expériences personnelles et ce qui est transmis au public. Malgré la présence des artistes durant le vernissage, l’exposition ne semble pas pour autant transmettre les fondements de telles expériences. Comment rendre compte de ces immersions au sein d’univers autres ? Comment témoigner des épreuves corporelles endurées ? Malgré l’exposition du matériel utilisé, le corps semble bien trop absent d’un tel dispositif. Ces œuvres ne seraient-elles viables et pertinentes que dans le présent de l’expérience ou bien nécessiteraient-elles d’autres formes de retranscription ? En quoi la production de bouteilles à la mer, d’objets en tout genre créés à partir de matériaux récupérés in situ pourrait-elle raconter le présent de l’expérience ? Les artistes quittent le monde de l’art et s’aventurent dans des espaces dénués de références artistiques pour ensuite réinjecter, au sein des institutions culturelles, les traces tangibles de leur expérience. Ils valorisent la narration orale de leur expérience au détriment d’une représentation plastique. L’institution culturelle tient alors lieu de relais entre ces acteurs du monde de l’art, l’environnement au sein duquel ils déploient leurs expériences et le public interloqué par de tels processus. Si le travail conserve une part de mystère, cela ne le dessert pas, bien au contraire. Il invite alors à créer un imaginaire relatif aux situations qui contribuent aussi à faire de ces expériences des œuvres dont la pérennité est assurée par le dire du public. Par exemple, pour l’Inconnu des Grands Horizons, les artistes devaient parvenir à leur point d’arrivée pour le vernissage clôturant le parcours. Le vernissage, en tant qu’événement d’ouverture de l’exposition, ne montre rien de plus que les artistes au retour de leur itinérance. Cette situation invite à deux observations un tant soit peu antinomiques : d’un côté l’importance de l’œuvre est minimisée au sein d’un processus artistique reposant sur une expérience déambulatoire et, d’un autre côté, la présence de l’artiste dans le lieu même de la monstration se substitue à l’œuvre. Comment comprendre, au sein d’un tel dispositif artistique, le rôle du public potentiel auquel est communiquée l’expérience ? Peut-être occupe-t-il la place de celui qui donne du crédit à l’aventure, car témoignant d’une curiosité pour une situation qu’il ne sera jamais amené à vivre. Ces expériences sont communiquées par des institutions artistiques créditant ainsi le devenir art de ces situations et permettant la mise en place d’une infrastructure lourde afin d’assurer le bon déroulement du projet. Aussi, la communication de l’expérience repose davantage sur la transmission orale que sur des preuves tangibles de son existence. Malgré la présence de vidéos, de quelques photographies et de productions artistiques, il importe « d’entendre parler » de  ces situations par Tixador et Poincheval. Au-delà des productions de formes plastiques, les deux artistes valorisent l’intention, c’est-à-dire le projet, qui peut donner lieu à un événement artistique bien avant sa réalisation. Il en a été ainsi pour Horizon moins vingt, situation particulièrement complexe à mettre en œuvre et pour laquelle de nombreuses maquettes, des croquis, des enquêtes et des textes ont été produits avant la réalisation de l’expérience. L’ouvrage éponyme est d’ailleurs antérieur à la situation ; il invite le lecteur à imaginer – autant que faire ce peu – ce qui sera vécu par les deux aventuriers s’ils parviennent à mettre en œuvre le processus. On est alors en droit d’interroger la place et la plus value de la réalisation effective de l’expérience qui, dans une certaine mesure, préexiste à sa concrétisation. Dans la mesure où elle n’est que très peu explicitée, elle ne donne pas forcément lieu à une production spécifique – qui existe déjà dans le cas d’Horizon moins vingt avec les maquettes notamment –. Surtout que la possibilité d’un échec de sa réalisation n’est pas totalement ignorée, comme cela a pu être le cas pour Journal d’une défaite, témoignant du tour de France en vélo des deux artistes qui s’est soldé par un déboire car « l’expérience quotidienne du vélo leur est vite apparue aussi déprimante qu’abêtissante[7] ». De cette situation volontairement ratée et assumée comme tel si bien analysée par Ramon Tio Bellido, il ne reste qu’une vidéo et une bouteille schématisant la scène de l’échec, à l’image des bouteilles jetées à la mer en signe d’espoir. L’approche de deux aventuriers de l’art contemporain se veut toujours décalée et parodique, rappelant que l’échec appartient indéniablement à l’entreprise aventurière qu’ils mènent, quant à eux, en territoires du proche. Peut-être une telle situation était au final trop banale, comparable à la pratique de ces cyclistes arpentant les routes françaises tous les étés, rêvant au grand événement sportif du Tour de France.
    A contrario, avec Horizon moins vingt, la tâche n’était pas facile et mais relevait davantage de l’exploit et d’un dépaysement inégalable, tant physiquement, que psychiquement. Au sein d’une époque où prime la construction individuelle, les deux aventuriers s’offrent la possibilité de vivre des situations uniques, de se mettre à l’épreuve sans pour autant viser la réalisation spécifique d’une production matérielle. Car lorsque l’expérience est trop intense, une telle production n’a pas sa place.   Ces situations aventurières conduisent à jouer du temps et de l’espace éprouvés pour interroger les relations entretenues entre les corps et l’environnement traversé. Laurent Tixador et Abraham Poincheval jouent les aventuriers dans le cadre d’expériences les conduisant à mettre à l’épreuve leur corps. S’ils se placent dans la lignée d’une pratique qui, durant des siècles, a fait de ses amoureux du risque des héros, elle est à redéfinir aujourd’hui au regard des changements liés à la globalisation des territoires. Ces modifications, quant à la relation entretenue avec l’espace, conduisent à s’aventurer au sein du local tout en adoptant des attitudes en marges. En quoi ces changements permettent-ils de redécouvrir un temps et un espace où la mobilité généralisée reste le mode organisationnel dominant ? La possibilité d’explorer différemment les trajectoires conduirait-elle à imaginer une alternative au voyage ? Laurent Tixador et Abraham Poincheval illustrent au mieux ce désir de bafouer la relation contemporaine établie avec un temps géré et planifié, afin de se confronter à la durée comme donnée absolue. En effet, lorsqu’ils s’isolent durant 20 jours sous terre[1] ou encore se font enfermer dans des cellules[2] au sein d’une structure culturelle avec à peine de quoi survivre, ils se confrontent à l’expérience de la durée. Il n’est alors plus nécessaire de respecter un planning en adéquation avec l’organisation temporelle de la société ; il s’agit davantage d’un retour au rythme naturel de l’horloge biologique. John Urry considère que le temps est indéniablement lié au corps : « Les gens pensent le temps moins qu’ils ne le vivent sensoriellement et qualitativement[3] ». Il s’agit de s’écarter des pratiques quotidiennes pour découvrir autrement les espaces et les temps. La question de la gestion temporelle est donc primordiale car elle invite également à valoriser d’autres pratiques des territoires fondées sur la marche comme mode opératoire et sur la lenteur comme rythme d’avancée. En effet, la spécificité de ces pratiques réside dans le fait de proposer un rythme qui va à contre-courant d’une appréhension contemporaine de la mobilité. Bien que le contemporain ne soit plus tant marqué par le désir d’accession à une accélération généralisée comme durant la fin du XIXème et le début du XXème siècle, il est pourtant conditionné par une mise en mobilité constante, par la multiplicité des modes et des types de déplacement possibles, mais aussi par l’alternance entre des phases d’accélération et d’arrêt. Lorsque Tixador et Poinheval effectuent une marche de Nantes à Metz dans le cadre de l’Inconnu des Grands Horizons, ils expérimentent la lenteur d’un déplacement à pied. Car marcher, entendu comme le fait de « se mouvoir » dans l’espace, devient un engagement corporel et dans une moindre mesure politique engendrant un rythme de déplacement alternatif aux modes de transport motorisés imposés. La marche, conditionnant une autre perception de l’espace et du temps traversés, conduit à faire l’expérience de la lenteur. Appréhendée dans le cadre d’une pratique mobile créative, elle invite à faire se confronter un corps et un environnement immédiat. Le ralenti de la marche n’est pas tant le fait de marcher moins vite, mais bien de retrouver le rythme du corps, à cinq kilomètres à l’heure, c’est-à-dire d’opérer un ralentissement par rapport à la relation contemporaine entretenue d’ordinaire avec l’espace-temps. Et si la valeur utilisée aujourd’hui pour mesurer les distances est celle de la durée du voyage, la marche à pied perturbe ces références pour redevenir la finalité même du déplacement. Ainsi, la marche ne serait plus le moyen de rejoindre deux points, mais bien le choix de pratiquer au ralenti les trajectoires afin d’être à l’écoute d’une perception directe et immédiate avec l’espace-temps. La particularité de ces œuvres reste le rapport entretenu au présent et la nécessité d’en faire l’expérience afin de percevoir ce rapport au monde qui se crée entre le corps et son environnement, invitant à redéfinir ce que serait l’aventure dans un tel contexte.   Tixador et Poincheval ont fait du quotidien leur terrain d’investigation et s’interrogent sur les possibilités de résurgence de la figure de l’aventurier aujourd’hui. Mettant en place des expéditions qui, en général, les isolent du milieu dont ils sont issus, ils produisent des images comme témoignage de l’expérience vécue et parfois des “souvenirs“ devenant par la suite œuvre d’art. Leur démarche consiste à replacer le corps au centre de l’expérience, au cœur d’une réflexion sur sa place dans la société. Lorsqu’ils expérimentent d’autres rapports au temps et à l’espace du contemporain, ils offrent à l’aventure un autre cadre qui ne se situent pas tant dans un ailleurs géographique ou temporel mais davantage dans un autre rapport au temps et à l’espace offrant au spectateur une nouvelle lecture des territoires. L’aventure se déploie alors en territoire du proche et est réinvesti par ces artistes contemporains afin de porter un regard nouveau sur la société.
    [1] Laurent Tixador et Abraham Poincheval, Horizon moins vingt, Paris, isthme éditions, 2006. [2] Abraham Poincheval et Laurent Tixador, La grande symbiose 1, Friche Belle de Mai, Marseille, juillet 2007. [3] John Urry, Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie ?, tr. fr. Paris, Armand Colin, 2005, p.121.
    [1] Abraham Poincheval et Laurent Tixador, l’Inconnu des grands horizons, Paris, Editions Michel Paverey, 2003. Traversant la France d’Est en Ouest, c’est-à-dire de Nantes à Caen, puis de Caen à Metz, ils n’étaient munis que d’une boussole pour avancer en ligne droite.  [2] Entretien avec Laurent Tixador, octobre 2009. [3] Idem. [4] L’exposition rétrospective Verdun consacrée à Laurent Tixador et Abraham Poincheval présentait, en plus des œuvres crées par les artistes en expédition et des vidéos témoignant des aventures, le matériel nécessaire : tentes, sacs de couchage, vêtements chauds, chaussures de marche, etc. Cette exposition a été présentée du 12 octobre au 21 décembre 2008 au Parc Saint Léger, Centre d’Art Contemporain de Pougues-les-eaux, dont le commissariat a été assuré par Sandra Patron. [5] Idem. [6] Guy de Maupassant, Bel-Ami, Paris, Gallimard, 1973. [7] Cité par Ramon Tio Bellido, « Journal d’une défaite, 2006 », C’est pas beau de critiquer ?, document du MacVal, Musée d’Art contemporain du Val de Marne.
    [1] Entretien avec Laurent Tixador, octobre 2009 [2] Cf les récits relatés dans Laurent Tixador et Abraham Poincheval, Horizon moins vingt, Paris, isthme éditions, 2006.
    [1] Citation empruntée aux premiers numéros de la revue Les nouveaux Aventuriers, créée en 1988, in David Le Breton, La Passion du risque, Paris, Métailié, 2000, p.134. [2] David Le Breton, La Passion du risque, op. cit., p.46. [3] Idem, p.16. [4] Cité par Jean-Max Colard, « Les aventuriers de l’ARC perdu », Les Inrockuptibles, mai 2004. [5] Les deux artistes réunissent à huis clos, autour d’un bon whisky, quelques personnes liées à l’art et à l’aventure. Les conversations sont enregistrées puis diffusées lors des expositions.
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  • Pour un art de l’entre-deux

    Il y a 9 ans

    / / Pour un art de l'entre-deux

    « Pour un art de l’entre-deux. Sandra Calligaro, Mathieu Pernot et The Silent University », les Carnets de géographie n°7, « Les espaces de l’entre-deux » coordonné par Julie Le Gall et Lionel Rougé, publication en ligne http://www.carnetsdegeographes.org/carnets_lectures/lect_07_04_Soichet.php

    Bien qu’elle s’exerce en marge des médias de masse, une partie de la photographie dite contemporaine voire plasticienne (Baqué, 1998) s’inspire de l’actualité pour produire. Tout en s’opposant à la démarche de ceux qui, armés de leur appareil photographique, traquent l’image qui paraîtra au plus vite dans la presse, les artistes qui s’émancipent de cette pratique empruntent tout de même à ces chasseurs d’images la question de l’immigration clandestine. Alors que ce thème fait la une des médias régulièrement, le champ de l’art contemporain, et notamment de la photographie, tente d’y apporter d’autres éclairages. Nombreux sont les travaux portant sur le sujet et réalisés depuis une dizaine d’années qui donnent à voir les espaces dans lesquels ces migrants tentent de vivre. Les questions qu’ils soulèvent sont les suivantes : Comment la photographie peut-elle traduire l’expérience vécue dans les espaces de l’entre-deux de la migration ? En quoi l’art pourrait-il être un espace de réflexion sur la situation des populations en transit ? Il sera ici question de présenter le fruit de démarches artistiques récentes interrogeant la spécificité de ces espaces et leur mode de diffusion sous la forme d’expositions, éditions ou encore performances.
    Alors que les flux migratoires ne cessent de s’accroître en raison des catastrophes climatiques, de la pénurie alimentaire ou encore de conflits, se construisent des lieux de l’attente : camps de réfugiés, de transit, hébergements précaires pour une population déplacée. Michel Agier a consacré de nombreux articles à ce sujet en portant son attention sur ces lieux de l’entre-deux, pensés pour être provisoires mais dans lesquels les populations vivent de plus en longtemps (Agier 2008). En parallèle de ces camps et autres lieux créés par des instances gouvernementales, se mettent en place des campements illicites, repères des communautés en transit. Depuis le milieu des années 2000, le square Villemin à Paris dans le Xe arrondissement est fréquenté par de nombreux Afghans, au point que le quotidien Libération a intitulé un de ses articles en 2009 : « Square Villemin ; petit Kaboul parisien» (Coroller, 2009). Faisant l’objet de nombreux articles dans la presse, la situation a également été traitée par des photographes et artistes. Parmi eux, Sandra Calligaro (www.sandracalligaro.com), photographe ayant séjourné durant sept ans à Kaboul et ayant parcouru l’Afghanistan, a présenté au printemps 2014 dans le Lieu d’Engagement Artistique Confluences à Paris l’exposition From Kaboul with Love retraçant l’ensemble du travail mené dans ce pays. Aux photographies exposées au mur qui rendent compte, sous la forme sérielle, de plusieurs sujets abordés, font écho des reproductions de publications issues de différents journaux et magazines et présentées sous verre en contrebas des images. Parmi les nombreuses séries plus ou moins influencées par une démarche de photographie de reportage, elle a réalisé en 2009 et 2010 un travail portant sur les migrants afghans venus en France. Pour ce faire, elle a rencontré les jeunes hommes à Paris ou en banlieue, puis elle est allée à la rencontre de leur famille restée en Afghanistan.
    La série se présente sous la forme d’un diptyque constitué de la photographie de l’Afghan exilé en France, d’un côté, et de l’image représentant sa famille restée en Afghanistan, de l’autre côté. Dans les photographies prises en Afghanistan, des intérieurs épurés ne disposant que du strict nécessaire, une cour poussiéreuse ou encore une étendue aride. Dans celles faites en France, les jeunes hommes sont photographiés dans le square Villemin ou dans leur foyer pour ceux qui sont hébergés. L’arrière-plan de l’image laisse voir l’espace environnant : aucune appropriation de l’espace, même lorsqu’il s’agit d’une chambre. On aperçoit parfois sur certaines photographies quelques effets personnels : un sac à dos, une paire de chaussures ou encore un drapeau afghan. Qu’ils soient en extérieur ou dans une chambre, les jeunes hommes sont photographiés dans des lieux de passage ou d’attente, un endroit qui s’apparentent au non-lieu –  tel qu’il est défini par Marc Augé – qui désigne par ce terme deux réalités complémentaires mais distinctes : « des espaces constitués en rapport à certaines fins (transport, transit, commerce, loisir), et le rapport que les individus entretiennent avec ces espaces » (Augé, 1992). Il s’agit de lieux au sein desquels d’ordinaire on ne demeure pas : des logements précaires et provisoires tels que les chambres d’hôtels, foyers résidentiels et camps de réfugiés. Les images de Sandra Calligaro laissent transparaître à la fois la perte du lieu où vivre, du chez soi et l’inscription dans un entre-deux spatial et temporel. Les textes accompagnant les photographies narrent la situation des deux côtés du monde sous la forme d’un récit d’une demi-page écrit à la troisième personne. Ils  mettent en évidence la complexité de la mission confiée aux jeunes hommes migrants : avoir une vie meilleure ailleurs et par là faire en sorte que leurs proches puissent en bénéficier. Ils révèlent la complexité du rapport au lieu de vie hostile d’un côté comme de l’autre.
    Les choix de présentation pour l’exposition, à savoir deux photographies légendées composant un diptyque accompagné du texte, contribuent à interroger avec justesse le rapport complexe à l’espace de vie. Le regard passe d’un lieu à l’autre, de la terre d’origine à la terre d’asile espérée. Au sein de l’exposition Kaboul with Love, la série participe de la réflexion sur la représentation des migrants. La coprésence des photographies accrochées au mur et des reproductions des publications dans la presse (Calligaro, 2011) interroge le statut de l’image et sa polysémie : ces photographies ont dans un premier temps permis d’aborder le problème de la présence de sans-papiers Afghans dans un square parisien et, quelques années après, dans le cadre d’une exposition, elles contribuent à une réflexion sur la situation des afghans aujourd’hui. La série dialogue avec les autres travaux de la photographe et prend place dans un projet plus vaste consacrée à l’émergence d’une classe moyenne afghane tournée de plus en plus vers l’Occident.
    Sur une thématique similaire, le travail de Mathieu Pernot a fait l’objet de plusieurs expositions dernièrement (www.mathieupernot.com). Parmi elles, La Traversée présentée au Jeu de Paume du 11 février au 30 mai 2014, a été l’occasion de mettre en évidence le fil rouge de la démarche de l’artiste : s’inspirant de l’Histoire, utilisant régulièrement l’archive comme source d’inspiration, il produit des récits en s’attachant à détourner les codes de la photographie documentaire. La sélection proposée pour La Traversée se présente comme « la mise en forme d’une histoire contemporaine incarnée par des personnages vivant à sa marge» (www.jeudepaume.org). A ce titre, plusieurs séries rendent hommage à la communauté tsigane. Son intérêt pour le sujet est né de la rencontre avec une famille de gens du voyage photographiée durant plusieurs années à Arles – où le photographe a été étudiant. Outre les séries portant sur la condition des tsiganes, il a également exposé un travail sur la situation des migrants d’origine afghane en France. En 2009, il a photographié les corps assoupis des Afghans au lever du jour dans le square Villemin pour la série Les Migrants. Aucun visage n’apparaît, ni aucune partie des corps entièrement recouverts par des draps, couvertures ou sacs de couchage. Pour le livre Les migrants, Mathieu Pernot a associé cette série à celle intitulée La Jungle réalisée à Calais en 2009-2010 (Pernot, 2012). Les images représentent la forêt portant les stigmates d’une occupation récente. Les photographies de nature investie et de corps ensevelis sont accompagnées de reproductions d’un journal de bord d’un jeune Afghan confié au photographe et d’extraits d’un cahier de cours de français. A travers la liste de mots et des phrases dictées, la condition de vie de ces refugiés apparaît en filigrane : « mon ami est parti dans autreville je peur j ai mal ou vas-tu ? je cherche un travaille IL NE FAUT PAS MENTIR »
    Si les photographies nous confrontent à la condition des migrants sans-papier, ces mots témoignent de leur quotidien, de leurs aspirations et craintes. La force du texte permet aux images d’atteindre une autre dimension, de donner corps à ces individus à terre, dont les couchages de fortune font tristement référence au linceul. La mise en perspective des images et des textes contribue à construire un espace métaphorique, une espèce d’espace de l’entre-deux où le lecteur est invité à imaginer les conditions de vie de ces hommes : qui se cache derrière ce récit de vie ? Qui de ces hommes dont on n’aperçoit même pas la peau parvient à avoir le courage de suivre des cours de français ? Le livre est un objet en dur qui a vocation à durer, ce qui lui confère une dimension mnémonique. Comme les archives que Mathieu Pernot utilise pour ses travaux, le livre Les Migrants a l’ambition de demeurer un espace de conservation de l’histoire complexe de ces individus en exil.       L’exposition et le livre se présentent comme des alternatives à la médiatisation de masse de la thématique migratoire, mais ils ont en revanche l’inconvénient de ne pas offrir à ces migrants un espace de parole dont ils seraient à l’initiative. Tout en s’inscrivant dans le champ de l’art, des projets d’ordre politique, économique et citoyen tentent d’y remédier. Parmi eux, The Silent University (thesilentuniversity.org) semble offrir un espace dédié à la prise en compte de la situation d’une population immigrée en mal de reconnaissance. Organisation indépendante hébergée par des institutions culturelles – à Londres, à la Tensta Konsthall dans la Banlieue de Stockholm, à Berlin et à Montreuil, au centre d’art contemporain le 116 – The Silent University est fondée sur l’échange de savoirs et de compétences professionnelles. Créée par l’artiste kurde Ahmet Ögüt, le projet consiste à reproduire les conditions d’une vraie université mettant à la disposition de chacun des connaissances variées. Elle rend la parole à des personnes apatrides, réfugiées ou immigrées, exclues de l’enseignement du fait de leurs conditions précaires. Cette université particulière valorise l’échange de connaissances ; elle offre à qui le souhaite l’opportunité de donner et de recevoir. Il s’agit souvent de personnes souffrant de ne pouvoir mettre à profit leur savoir, les connaissances acquises dans leur pays d’origine non reconnus dans le pays d’accueil. C’est à ce titre que le 116 à Montreuil héberge en son sein, et ce depuis son ouverture en 2013, les membres de The Silent University (www.le116-montreuil.fr/silent-university). L’organisation pourrait s’apparenter à une hétérotopie en tant qu’elle semble appartenir à ces « lieux qui sont hors de tous les lieux bien que pourtant ils soient effectivement localisables» (Foucault, 1984 : 46-49). Du fait de la spécificité de la démarche, ce lieu serait qualifiable de « nulle part » ou de lieu qui englobe une part de mystère quant à ce qui s’y déroule ; l’hétérotopie, ne l’oublions pas, étant la localisation physique de l’utopie.
    The Silent University ne s’inscrit pas dans le schéma classique de la production d’une œuvre et de sa monstration à un public, mais prend la forme d’un concept et d’une présence continue en association avec une structure culturelle. Cette université alternative dispose de locaux et se présente comme un espace d’échanges et de ressources à la disposition des migrants. Le projet étant récent, il reste à voir s’il parvient à durer. Pour l’artiste kurde qui en est à l’origine, il ne s’agit pas tant de produire une forme pérenne que d’agir face à la situation avec les outils mis à la disposition du milieu de l’art. Les migrants deviennent acteurs du projet et cela prend place dans un endroit qui n’est plus un non-lieu mais devient un espace tel que l’entend Michel de Certeau, c’est-à-dire un lieu pratiqué (Certeau, 1990 : 173). La localisation d’une telle initiative au sein de centre d’art contemporain le positionne dans un espace intermédiaire au sein duquel des initiatives expérimentales ont droit de cité. En effet, l’entrée dans un espace d’exposition conditionne l’acception des règles qui le régissent, soit l’omniprésence de l’imaginaire. Tout en abordant la société, l’art ouvre la voie à un espace de l’entre-deux dans lequel artistes comme esthètes peuvent envisager modifier les règles du réel. La photographie et le texte sont des micro-espaces de l’entre-deux où l’artiste peut se permettre de porter un autre regard sur le monde. Des initiatives comme celle de Ahmet Ögüt vont jusqu’à changer le rapport entretenu au lieu d’exposition pour en faire une utopie.     La présentation et l’analyse de ces différents travaux récents portant sur des espaces que l’on pourrait qualifier d’entre-deux où sont représentés les migrants ont permis de révéler les modes opératoires que les artistes convoquent pour mettre à jour une situation. Ils se lisent à plusieurs niveaux : le choix du sujet abordé, la manière dont l’espace est représenté et les modes de diffusion des œuvres réalisées. Avec The Silent University, on a affaire davantage à une forme impalpable, qui relève davantage d’une action performative. La dimension politique du propos comme son inscription dans l’institution culturelle laissent à penser que le champ de l’art est un espace de prédilection pour la mise en place de démarches socialement et politiquement innovantes. En effet, il offre un espace de réflexion et de dialogue qui peut être pris en main par les migrants eux-mêmes. Il s’agirait alors d’offrir un espace qui conférerait aux individus migrants un rôle et un statut au sein de la société.     Bibliographie Agier M. (2008), « Les camps du XXIème siècle. Couloirs, sas et frontières de l’exil intérieur »,  in Raymond Depardon et Paul Virilio, Terre Natale. Ailleurs commence ici, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2008. Augé M. (1992), Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, le Seuil. Baqué D. (1998), La photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Paris, Editions du Regard. Calligaro S. (2011), « Endstation Park », Neon (Allemagne) n°99, mai 2011. Certeau de M. (1990), l’Invention du quotidien, 1, Arts de faire, Paris, Gallimard. Coroller C. (2009), « Square Villemin, petit Kaboul parisien », in Libération, du 2 mars 2009. Foucault M. (1984), « Dits et écrits 1984,  Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967) », in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp.46-49. Pernot M. (2012), Les migrants, Guingamp, Editions GwinZegal.  
    Sites des artistes
    http://www.sandracalligaro.com/
    http://www.mathieupernot.com/
    http://thesilentuniversity.org/
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  • Images photographiques et images cartographiques

    Il y a 9 ans

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    « Images cartographiques et images photographiques : pour une glocalisation de la représentation », in (sous la direction d'Eric Bonnet & François Soulages), Lieux & mondes. Arts, cultures & politiques, Paris, L'Harmattan, Collection Local & Global, pp 217-222
    A l’époque où les territoires subissent des transformations sans précédent, comment parvenir à offrir une représentation un tant soit peu exhaustive de ces espaces ? Pour ce faire, certains artistes utilisent à la fois la photographie et la cartographie. Soulignant le déficit inhérent à l’une et à l’autre, ils interrogent la complémentarité de ces deux modes de lecture des territoires. Si la photographie horizontale offre une immersion au sein de l’espace, la carte comme vision aérienne donne un aperçu de l’ensemble d’un territoire. Est émise l’hypothèse que la photographie horizontale réalisée au sol par le photographe pourrait être appréhendée comme une perception locale des espaces, là où la vision aérienne satellitaire offrirait une perception globale. En quoi ces notions de global et de local peuvent-elles être associées à des formes de représentation des espaces ? Dans la mesure où vision globale et vision locale s’entremêlent au sein d’Italy, Cross Sections of a Country[1], série photographique qui sera analysée dans cet article, peut-on pour autant parler d’une glocalisation de la représentation ?   La mondialisation puis la globalisation ont entraîné des modifications sans précédent dans la constitution des espaces. A l’époque des grandes expéditions scientifiques et où les voyages étaient encore l’apanage de quelques privilégiés, c’est à dire jusqu’au début du XXe siècle, il était encore possible de découvrir des terres inconnues et l’ailleurs était synonyme d’exotisme. Mais peu à peu, la distinction entre ici et ailleurs a cédé sa place à celle du local et du global, voire aujourd’hui d’une forme de glocalisation. Afin de définir le local et le global, il convient en premier lieu de distinguer mondialisation de globalisation. A la différence de la langue anglaise qui n’opère pas de distinction entre ces deux notions, en français, la mondialisation désigne le développement de liens d’interdépendance entre hommes, activités humaines et systèmes politiques à l’échelle du monde. Ce phénomène, qui a émergé avec la première guerre mondiale en 1914, touche la plupart des domaines avec des effets et une temporalité propres à chacun. Quant à elle, la globalisation caractériserait davantage une étape suivant la mondialisation qui la dépasserait et consisterait en une dissolution des identités nationales et l’abolition des frontières au sein des réseaux d’échanges mondiaux.  A partir de cette définition de la globalisation, la localisation – si tant est qu’elle s’oppose à ce terme – serait l’espace où se développerait les spécificités et cultures des individus, où se mettrait en place une forme de résistance au développement accru d’une organisation globale ; en d’autres termes, il s’agirait du lieu de vie. De ce fait, si on pense la localisation et la globalisation par rapport à la question de la représentation, on pourrait définir la perception globale comme un aperçu schématique et un tant soit peu objectif du réel pris dans sa globalité, là où la perception locale se fonderait sur la subjectivité d’un regard immergé dans le lieu de vie. Comme l’énonce Stefano Boeri, la représentation cartographique des espaces donne un aperçu global des territoires excluant de rendre compte avec justesse des mutations en cours. D’un autre côté, la photographie au sol n’invite plus à lire la complexité des espaces contemporains tant la constitution de ces derniers ne correspond plus à une organisation rectiligne comme celle de la ville monument.   Avec Italy, Cross Sections of a Country, travail présenté en 1996 à la biennale de l’architecture de Venise dans le cadre d’un projet commun avec Stefano Boeri, Gabriele Basilico rend compte de l’évolution de l’habitat des banlieues des provinces italiennes. Les photographies se présentent sous la forme de coupes dans le paysage italien, entre une grande ville et une ville proche. Pour ce faire, il a sélectionné six voyages ou coupes transversales dans des parties géographiquement distinctes de l’Italie. Les parcours choisis ne font jamais plus de cinquante kilomètres : entre Milan et Côme, Venise et Trevise, Florence et Pistora, Rimini et Saint-Marin, Giora Tauro et Sidermo et Naples et Caserte. La démarche de Basilico consiste à rendre compte des processus de transformations récents et intenses de l’espace habité, notamment dans l’Italie des dix ou vingt dernières années. L’exposition de ce travail présente les six sections sous trois formes différentes : en séries distinctes de vingt photographies de petits formats accrochées aux murs, comme autant de vues permettant d’observer le parcours en question, sous la forme de cartes imprimées et installées sur des socles en plexiglas placées à l’endroit correspondant sur une carte de l’Italie vue par satellite qui recouvre le sol, elle-même présentant les six parcours analysés.  L’élaboration de la méthodologie du travail photographique a émergé d’un constat effectué par Boeri : les cartes topographiques et les photographies prises par satellites ne permettent plus de rendre compte de l’état actuel des territoires habités. Gabriele Basilico et Stefano Boeri ont proposé avec Italy, Cross Sections of a Country une lecture de trajectoires grâce à cette double vision : aérienne cartographique et horizontale photographique. A partir d’un mode opératoire en déplacement, le photographe et l’urbaniste tentent de souligner la déficience de chaque mode de représentation et leur complémentarité afin de créer une interaction entre ces deux supports représentationnels. Si la photographie horizontale offre une immersion au sein de l’espace, la carte comme vision aérienne (ou zénithale) donne un aperçu de l’ensemble d’un territoire. En d’autres termes, la photographie horizontale impose au photographe de s’immerger dans l’espace et de pratiquer ces trajectoires, offrant alors un aperçu des espaces dépendant du choix de cadrage, de l’angle de prise de vue et du positionnement de l’artiste sur le terrain. A contrario, la vision cartographique se veut davantage objective. Elle offre une représentation schématique des espaces sans pour autant permettre de déterminer précisément la constitution de ces espaces. Si cette dernière rend possible la lecture de la composition de l’espace en parcelles, la traversée par la route rend compte d’autant mieux de la densité des espaces. Car, si l’on en croit Stefano Boeri, la difficulté réside dans le fait que « la dimension effective de nos villes (…) est aujourd’hui difficilement mesurable selon des critères géométriques de densité et de morphologie »[2]. En effet, la relation entre centre et périphérie a été supplantée par une organisation bien plus complexe de l’urbain. C’est ce que tentent de révéler les photographies de Basilico. Certes, la vison zénithale situe le parcours et invite le lecteur à une projection dans l’espace temps cartographique et dans le trajet effectué, mais les visions horizontales photographiques rendent compte de ces complexités géographiques et architecturales.   L’articulation entre ces deux paramètres proposée par Basilico et Boeri invite à associer une telle démarche au concept de glocalité. Ce dernier peut être compris comme le moment d’après la globalisation, où est envisagée une alternative à la dichotomie local/global afin de privilégier une pensée complexe articulant ces deux polarités. L’effet d’échelle perçu entre vision aérienne et vision zénithale confère à ce rapport entre représentation macroscopique et microscopique toute sa légitimité et invite à envisager ce terme de glocalité comme qualifiant cette interaction conceptuelle entre carte et photographie. Pour le sociologue Roland Robertson, «  la glocalisation est une globalisation qui se donne des limites, qui doit s'adapter aux réalités locales, plutôt que de les ignorer ou les écraser (…) En provoquant une résistance à elle-même – suscitant un mouvement mondial de contestation – la globalisation contribue, ironiquement et paradoxalement, à concentrer l'attention sur les réalités locales »[3]. En d’autres termes, la glocalisation pourrait se comprendre comme le moment après la globalisation, où le clivage du local et global doit laisser la place à une articulation plus complexe de ces deux paramètres. Comme l’énonce Robertson, pour que les spécificités du local puissent se faire entendre, il convient de les déployer à une échelle globale. Ce terme de glocalisation pourrait alors se définir comme une immersion du local dans le global et comme une synthèse de ces deux appréhensions possibles du monde.  Aussi, dans le champ de la représentation, le terme de glocalisation pourrait correspondre à ce que tente de mettre en œuvre Basilico et Boeri au sein de ce travail. En soulignant les limites de ces deux modes de représentation et de lecture du paysage, ils s’attachent à proposer une relation d’interdépendance entre représentation globale et représentation locale des espaces. En se réappropriant cette notion dans le cadre d’une articulation entre ces deux types de représentation, cela permet d’envisager aussi une évolution quant à la compréhension des paysages de la mobilité. La relation qui s’établie entre carte et photographie est alors de l’ordre de l’interdépendance, tant elles se répondent et se complètent au mieux afin de produire une représentation un tant soit peu objective de ces coupes transversales dans le paysage italien.   Ces questionnements entre cartographie et immersion dans le territoire sont aussi au cœur du roman de Michel Houellebecq intitulé La carte et le territoire[4] dans lequel il aborde le rapport de la carte à son lieu de référence et en fait l’apologie comme support de prédilection au détriment d’une pratique des territoires. Dans son roman, l’auteur narre le parcours d’un artiste plasticien, Jed Martin, réalisant un travail consistant à photographier des cartes Michelin à la chambre photographique. Davantage fasciné par le dessin du territoire que par sa perception directe, le personnage offre au spectateur une autre lecture des paysages français à partir de ces schémas cartographiques. Mais au-delà de cette anecdote, c’est tout l’ouvrage de Houellebecq qui oscille entre représentation et immersion dans ce réel, permettant alors de comprendre le sens de son titre, comme si l’œuvre de son héros était la métaphore de cette difficile relation entre ces deux polarités. Le lecteur est invité à passer de la fiction de l’ouvrage à son contexte contemporain, grâce notamment à l’usage du plagiat – il emprunte à plusieurs reprises des passages du dictionnaire en ligne Wikepedia[5] – et à la présence au sein du récit de personnalités de la scène littéraire et artistique – lui compris. Michel Houellebecq semble jouer de son époque en situant son ouvrage au cœur des pratiques contemporaines et en l’inscrivant dans un présent duquel il dépend, au point que certains doutent de la pérennité d’une telle œuvre littéraire. A une époque où l’information est de plus en plus véhiculée par Internet, l’auteur privilégie le Web comme mode de découverte et outil d’enquête au détriment d’un travail sur le terrain. Par exemple, il décrit Châtelus-le-Marcheix, le village dans lequel il aménage – lui en tant que personnage du roman – en y étant seulement passé rapidement en voiture et s’appuie notamment sur Wikepedia pour décrire son lieu de villégiature. Si d’aucuns condamnent le manque d’investissement de l’auteur, sa démarche et son récit sont pourtant animés du même souhait : interroger différents rapports au réel à travers ce passage constant du réel au virtuel et du réel à l’imaginaire. Dans l’œuvre et dans ce qu’il laisse transparaître de son travail d’écriture, Michel Houellebecq interroge aussi, certes différemment, cette oscillation entre perception locale et perception globale d’une époque, entre le territoire au sens de terroir, voire de local et sa perception globale à travers une cartographie du contemporain.   Il convient donc de placer cette notion de glocalité au cœur des relations qui s’établissent entre deux perceptions du monde, directe et indirecte. Après la fascination pour le global comme mode d’organisation, puis un retour vers le local comme authenticité, la glocalisation révèle la nécessité de comprendre le contemporain à partir de ces deux polarités. Et le champ artistique se doit à son tour d’interroger la possibilité d’offrir une lecture du monde plus complexe et tenant compte de cette double perception nécessaire du réel. Si ces deux travaux, photographique et cartographique pour l’un, littéraire pour l’autre, analysent avec justesse la complexité de notre époque, il conviendrait de déterminer d’autres modes opératoires s’offrant aujourd’hui aux artistes afin de faire de leurs œuvres des espaces discursifs ayant vocation à analyser la glocalisation en cours.   Hortense Soichet
    [1] Basilico, Gabriele et Boeri, Stefano, Italy, Cross Sections of a Country, Zurich, Berlin, New York, Scalo Editions, 1998. [2] Boeri, Stefano, « Pour un “atlas éclectique“ du territoire italien, photographies de Gabriele Basilico », in Faces, n°46, Le devenir des villes, Genève, Institut d’Architecture de l’Université de Genève, été 1999, p. 14. [3] Robertson, Roland, « Nous vivons dans un monde glocalisé », disponible sur http://www.lecourrier.ch/modules.php?op=modload&name=NewsPaper&file=article&sid=37962 (consulté le 29.11.2010) [4] Houellebecq, Michel, La carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010. [5] Dictionnaire en ligne « Wikepedia »  disponible sur http://fr.wikipedia.org (consulté le 03.12.2010)
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  • Atelier organisé par la mairie de Montreuil et le centre d’art municipal Le 116 auprès des enfants des centres de loisirs âgés de 5 à 10 ans.
    Les enfants ont utilisé le paysage montreuillois comme toile de fond à leurs images. Durant cinq jours, ils ont exploré les capacités offertes par la photographie pour donner à voir différemment leur environnement. Pour chaque séance, un sujet et un mode opératoire spécifiques ont été expérimentés : dans le parc des Guilands, ils  ont imaginé des parcours photographiques ; dans le quartier de la mairie, ils ont joué avec l’architecture et la place des corps dans ce lieu ; rue de Paris, ils ont donné à voir un ailleurs.
    L'atelier a donné lieu à une exposition conçue avec les enfants dans l’espace atelier du 116, centre d’art municipal de Montreuil (juillet-août 2014)

  • Publication dans M, le magazine du monde du 10 février 2015
    Http://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2015/02/10/nuits-portes-ouvertes_4570324_4500055.html
    Photographies pour l'article "Ils ouvrent leur porte aux SDF" d'Elisa Mignot
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