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  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Helmut Newton

    Il y a 13 ans

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    Helmut Newton
    Né en 1920 à Berlin, Helmut Newton commence à travailler en tant que photographe de mode, pour Vogue, Elle ou Stern. L’exposition que lui consacre Daniel Templon nous montre comment il s’est depuis éloigné des contraintes du genre, pour en brouiller les codes et y projeter sans pudeur ses fantasmes.
    Le titre de la série, Yellow Press, mentionne la matière première à partir de laquelle Newton a développé son univers fantasmatique : la presse à sensation. L’artiste en collectionne depuis des années les clichés dont il exploite les codes pour les mélanger à ceux de la mode et du feuilleton policier.

    Une vidéo en noir et blanc montre une femme entrant précipitamment dans une chambre souterraine et retirant loin des regards la combinaison qui la dissimule. Elle tire la fermeture éclair de sa cagoule cousue à hauteur des lèvres, celles de ses chaussures et de sa combinaison. La caméra suit ses mouvements, jouant sur la forte charge érotique du zip des fermetures. Une fois débarrassée de sa perruque et de ses faux cils, elle s’étend sur son lit et le téléphone sonne : « Mama, che gio sentirte ! » s’écrit-elle dans le combiné. Il s’agit en fait d’un spot publicitaire pour la marque de chaussures Lampo Lamfranchi.

    A l’image de ce court-métrage, les photographies de mode flirtent constamment avec la série noire. La série intitulée True or false murder scene montre un somptueux corps féminin qui, victime de sévices, est étendu inerte sur une moquette à motifs rouges. Privilégiant la prise de vue en plongée, Newton photographie trois fois le corps sous différents angles, mimant la démarche scientifique du document policier et usant de ce prétexte pour s’en délecter. Avec malice, Newton s’amuse de ces décalages qui enrichissent la trame narrative des photographies et permettent l’irruption de l’ob-scène, c’est-à-dire de ce qui est derrière la scène : fantasmes, désirs cachés…
    Une autre série met en scène une femme aux yeux recouverts de sparadraps et aux seins nettement visibles sous un transparent soutien-gorge noir. Sur un deuxième cliché, elle écarte les bonnets de son sous-vêtement, découvrant ses seins, et sur le troisième, enfonce le doigt dans un de ses tétons, tout en continuant à fixer l’objectif avec ses yeux aveugles. Jouant sur le dualisme du manifeste et du caché ainsi que sur l’analogie formelle œil/sein, ne peut-on y voir une métaphore du voyeurisme, pratique qui a manifestement sa place dans le propos de l’artiste ?

    De grands tirages papier reproduisant des pseudos-unes de journaux poursuivent ce jeu de simulacres. « SEQUESTRATA ! » titre un canard italien, avec pour photo une femme nue, allongée face contre terre et attachée par le poignet au pied d’un radiateur. «.WHAT’S NEW MURDER » titre pour sa part la une du New Republic que vient illustrer la photo d’un cadavre masculin étendu dans un intérieur bourgeois. Le cadrage retient aussi de sensuelles jambes croisées, chaussées de talons aiguilles, signalant de manière elliptique une présence féminine à l’endroit du meurtre. Newton reprend dans cette composition le dispositif stratégique de l’image à sensation qui émoustille l’imagination du lecteur par la mise en scène d’indices.

    Les images construites par Newton combinent des esthétiques à finalité très différente. Si l’univers de la mode reste omniprésent dans ce travail, les actrices de ces récits photographiques étant de superbes mannequins, une intrigue les place toujours dans un contexte qui dramatise leur corps et rend manifeste l’érotisme latent de leurs accessoires. Téléphones, pistolets ou chaussures à talons véhiculent une signification au-delà de leur seule présence. En s’appropriant des stéréotypes qu’il détourne, Newton pointe avec amusement ce qui pourrait rapprocher le travail du paparazzi de celui du photographe de mode : créer du fantasme, fabriquer des images qui font vendre.

    Helmut Newton
    Yellow Press
    Galerie Daniel Templon, Paris


    Pour paris-art.com, 2003
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Gilbert & George

    Il y a 13 ans

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    Gilbert & George
    Les artistes Gilbert & George font leur première apparition officielle dans le monde de l’art sous la forme de sculptures vivantes. Vêtus d’un costume des plus conventionnels, le visage grimé, ils tiennent la pose comme deux mannequins devant le public des musées et des galeries londoniennes, manifestant d’emblée leur position d’artistes interessés, situés parmi les choses du monde.

    Cette première proposition donne le ton de ce qui va suivre, un art obstinément incarné, taillé aux mesures de l’homme, en complète rupture avec les spéculations purement théoriques de l’art conceptuel. « Le XXe siècle a été le siècle maudit d’un art que personne ne peut comprendre. Les artistes décadents ne s’adressent qu’à eux-mêmes et à quelques élus (…). L’art déroutant, obscur et obsédé par la forme est décadent et une négation cruelle de la Vie des gens. »

    À rebours de cet art pur et désengagé, Gilbert & Georges puisent leur iconographie dans les désordres du monde : le sexe, l’argent, la violence ou les inégalités sociales sont autant d’aspects évoqués dans les œuvres photographiques réalisées depuis 1970. D’abord sagement contenus en photomontages organisés selon un principe de symétrie, les éléments de l’image s’agencent par la suite de manière plus libre. Travaillant d’après des négatifs qu’ils retouchent, colorent et agrandissent, Gilbert & George réalisent des fresques monumentales et criardes, cherchant par ces images puissantes à toucher le plus grand nombre.
    La plupart du temps, les physiques de Gilbert & George apparaissent au cœur de ces dispositifs. Toujours vulnérables, parfois totalement nus, les artistes se représentent jetés au cœur d’objets démesurément agrandis formant un environnement All Over chaotique et oppressant. Leurs silhouettes lilliputiennes se contorsionnent ou grimacent de dégoût dans ce fatras d’objets multicolores.

    L’actuelle série poursuit cette représentation d’une condition humaine aliénante. Contrairement aux travaux antérieurs, la palette se limite ici à trois couleurs : le noir, le blanc et le rouge qui durcissent l’image, lui ôtant ce caractère psychédélique qui prévalait jusqu’ici. Les figures de Gilbert & George évoluent cette fois-ci dans un espace saturé de plaques de rues agrandies et rangées côte à côte par ordre alphabétique. De forme rectangulaire, elles s’intègrent à la structure des panneaux qui, placés bord à bord, dessinent un quadrillage et le redoublent.
    Confinés dans cet espace rigide, les silhouettes écrasées de Gilbert & Georges luttent au sein de cet environnement étriqué en quête d’espace vital et comme cherchant à s’arracher de l’inéluctable anonymat qui frappe le Man on the Street.

    Un malaise gangrène les œuvres de l’intérieur, qui se répercute sur les visages effrayés des artistes et les pousse à se faire vomir en se fourrant deux doigts dans la gorge. Des morpions géants sont également de la partie, apparaissant ça et là entre deux noms de rue, puis s’immisçant entre les initiales de Gilbert & George. On serait tenté de dire qu’il y a quelque chose de pourri au Royaume Uni… De nature imprécise, sans localisation possible, le mal surgit sous la forme de symptômes physiques ou prend l’apparence d’insectes se logeant impitoyablement dans les parties intimes.
    Une fois encore Gilbert & George traquent le vers dans la pomme. Ils semblent vouloir rendre palpables les peurs et accès de culpabilité qui nous assaillent, ces maux puissants et invisibles qui nous parasitent et nous effondrent.

    Gilbert & George
    Galerie Thaddaeus Ropac, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Georg Baselitz

    Il y a 13 ans

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    Georg Baselitz
    La question du motif pictural, de la relation entre la figure et le fond du tableau, a constamment agité le travail de Baselitz. Attachant plus d’importance à la peinture elle-même plutôt qu’à sa justification par un sujet, il ne souhaite cependant pas évacuer le motif, conservant ainsi à ses travaux une matérialité, un ancrage dans le réel que n’ont pas les tableaux abstraits.
    En 1968, le peintre apporte une solution radicale à ce conflit de la figure en retournant ses tableaux afin qu’elle se retrouve tête en bas : « Le meilleur moyen de vider ce qu’on peint de son contenu pour se tourner vers la peinture en soi ».

    Dans cette nouvelle série d’aquarelles monumentales, Baselitz alterne dans une même composition le sens de ses figures : à l’endroit, à l’envers, sur le côté. Faisant pivoter son support, il dessine alternativement sur tous les côtés de la feuille. Baselitz opère dans une première série des variations à partir de son autoportrait en pied, aux côtés de sa femme, et dans une autre, intitulée Einstein, il s’attache à la figure d’un violoniste jouant de son instrument en position assise.

    On remarque d’emblée dans ces dessins une absence de hiérarchie définie entre la figure et le fond qui, ajoutée à l’orientation multiple des figures sur le support, rend la composition instable. Le fond, de couleur sombre et toujours très dilué, enveloppe la figure dans un espace indéterminé. Les surfaces subissent un traitement inégal. Jouant sur les possibilités de l’aquarelle, Baselitz dilue ou opacifie les couleurs par endroits, les répandant aussi parfois en coulures. Les coups de pinceaux distribués en tous sens achèvent de donner au fond un caractère trouble, une facture grossière et inachevée.

    Le motif est croqué à la manière d’une caricature, de façon précise et synthétique, directement sur le blanc de la feuille. Bien que les figures donnent l’impression de flotter sans attache sur la surface opaque, Baselitz souligne leur densité corporelle.
    Il se représente avec sa femme tout deux en maillot de bain, la chair pendante, les joues tombant vers le bas. Quant au violoniste qui fait l’objet de la deuxième série, Baselitz le représente bien campé sur un tabouret, doté d’épaisses chaussures noires soulignant sa pesanteur, son adhésion au sol.

    La palette est globalement très limitée dans cet ensemble d’aquarelles, Baselitz attachant peu d’importance à la valeur descriptive de la couleur. Les teintes sont surtout employées pour distinguer les masses, créer des effets de contraste et de matière qui dynamisent le dessin et en relient les différents éléments.

    Une série d’oppositions plastiques entre le dessin et la peinture, le sec et l’humide, le tendu et le fluide donne un caractère vigoureux et fortement expressif à l’ensemble des dessins. Dans certains d’entre eux, Baselitz confronte également le haut et le bas du tableau en plaçant deux figures tête- bêche. La symétrie des motifs provoque ainsi une tension très forte au centre du tableau.

    Le peintre convertit la surface du tableau en une arène traversée de tous côtés par des jeux de forces, des choix plastiques contradictoires, des éléments qui se heurtent et se contredisent. Le résultat ne donne cependant jamais l’impression d’une composition dissolue, mais plutôt d’une violence disruptive latente que ce jeu serré d’opposition contient.

    Georg Baselitz
    Galerie Thaddaeus Ropac, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Edward Ruscha

    Il y a 13 ans

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    Edward Ruscha
    La galerie Daniel Templon présente actuellement deux séries photographiques d’Edward Ruscha, d’abord diffusées par l’artiste sous forme de livres. Deux archétypes de l’american way of life y sont déclinés : la piscine privée et le parking automobile.

    Vus du ciel, la superficie bleue électrique
    des piscines et les vastes espaces destinés aux automobiles ont l'exigence formelle d'un tableau de Mondrian. Thirty-Four Parking Lots impressionne par sa qualité graphique. Les prises de vue aériennes soulignent le découpage rationnel de l'espace et mettent en valeur la relation architectonique des parkings à l’environnement.

    Les axes de circulation s’étalent en lacets complexes, serrent en étau les habitations, ou se croisent à 90° ; les constructions carrées alternent avec des espaces vides dont les stries indiquent les emplacements de parking. L’espace se coupe et se recoupe à l’infini afin de contenir habitations et transports privés et de relier entre elles ces unités disparates, accordant parfois la place à une nature sous forme d’arbres soigneusement alignés.

    On a volontiers associé l’œuvre de Ruscha à la mouvance Pop, mais des aspects de son travail évoquent tout autant, voire plus, les recherches minimalistes et conceptuelles.
    Thirty-Four Parking Lots a au départ été conçu en vue de l’édition d’un livre. Ruscha a demandé à un pilote et à un photographe aérien de lui réaliser des photographies de parking vides, situant de manière précise et significative son intervention au seul assemblage de ces informations visuelles. À la manière d’un iconographe, il analyse et ordonne un donné objectif.

    Le format carré des clichés souligne leur caractère de fragment plutôt que celui de paysage aérien, comme si Ruscha cherchait à mesurer cette réalité urbaine particulièrement vertigineuse de Los Angeles, faute de pouvoir la synthétiser en une vision particulière dont le paysage donne toujours l’illusion.

    La série met en valeur les aspects récurrents de cette ville, son organisation en damier, et sa structure entièrement adaptée aux déplacements en voiture. Seules traces de vie sur ces photographies : des sillages serpentant la surface des parking ou des taches d’huile, indices de récents passages d’automobiles, irruptions d’accidents à l’intérieur de ces formes rigides.

    Ruscha enregistre ces données avec un regard tranquille et désengagé. Il évoque sa relation ambivalente à Los Angeles, faite de fascination et de répulsion, et dit ouvrir les yeux sur « le pouvoir des choses qui n’ont pas de sens ».
    Attentif aux aspects plastiques de cette ville, il en dévoile certaines obsessions, comme cet idéal de maîtrise de l’espace que vient satisfaire sa parcellisation rigoureuse et un urbanisme exclusivement pensé à l’échelle de l’automobile. Bien que très distancié, ce travail photographique demeure singulièrement poétique, comme peuvent l’être les séries photographiques de Bernd et Hilla Becher.

    Edward Ruscha
    Photographs
    Galerie Daniel Templon, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Claude Viallat

    Il y a 13 ans

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    Claude Viallat
    Lorsqu’en 1967, le groupe BMTP (Buren, Mosset, Toroni, Parmentier) répond à la crise de la peinture par une attitude nihiliste, Claude Viallat et d’autres, groupés sous la bannière Support-Surface, choisissent d’en expérimenter les possibles, dans une démarche analytique de ses composantes : planéité du support, relations de la forme au fond, effets du pigment sur la toile et d’autre tissus.
    L’actuelle exposition des œuvres de Viallat galerie Daniel Templon peut être perçue comme un approfondissement de ces questions sur la peinture. Portes et fenêtres en est le titre, annonçant les structures autour desquelles il organise ses compositions.

    Toiles de tente, auvents de magasins sont les tissus employés et montés ensemble par de grosses coutures marquant les verticales et les horizontales. Seules formes porteuses de mouvement, ces fameux rectangles mi- angulaires, mi- arrondis, signature de l’artiste, qui traversent le tableau en diagonale et invitent l’œil à en balayer l’espace. La trajectoire n’est plus incursion du premier plan vers le fond - portes et fenêtres sont fermées - mais celle, légère, qui parcourt le tableau dans sa planéité, en surface.

    Viallat manipule librement les différentes composantes du tableau et les fait se rencontrer de diverses façons : le tissu boit la couleur ou disparaît derrière elle, les formes passent par dessus le cadre du tableau ou glissent en dessous.
    Le potentiel de la peinture est ainsi exploré par une analyse patiente de ses composantes matérielles, ouvrant sur une poésie visuelle où la thématique du passage est très présente. Le titre Portes et fenêtres ne fait-il pas d’ailleurs référence à des questions essentielles de la peinture, de ce qu’elle doit nous montrer, par exemple ?
    La peinture, fenêtre tournée vers le monde ou vers cette intériorité subjective dont parlait Kandinsky ?

    Celles de Viallat se situent en zone frontière. Les formes abstraites dont il anime ses toiles donnent l’impression de passer sur la surface, à la manière d’ombres ou de traces de pas, ou de flotter dans l’espace du tableau. On y voyage, pensant parfois à ces autres tableaux-seuils que sont les Intérieurs de Matisse.

    Claude Viallat
    Portes et Fenêtres
    Galerie Daniel Templon, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Arman, No Comment

    Il y a 13 ans

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    Arman,  No Comment
    Hommage à Arman : des premières empreintes d’objets trempés dans l’encre à leur accumulation ou leur destruction par le feu, l’exposition de ses œuvres, galerie Vallois, est l’occasion de redécouvrir la « grammaire objectuelle » de l’artiste.

    Frapper le papier à coups de tampons, fouetter la toile avec des objets enduits de peinture, l’énergie physique est à l’oeuvre dès les premiers travaux d’Arman. Ces peintures sans pinceau, intitulées Cachet et Allure d’objet, privilégient l’appropriation directe des objets et rapprochent le peintre des enjeux plastiques du Nouveau Réalisme, dont il signe le manifeste en 1960.

    Par la suite, Arman introduit directement l’objet dans ses œuvres. En les enfermant dans des boîtes, il suspend ces objets de leur fonction ustensilaire pour leur donner une visibilité extra-ordinaire. Leur statut est très différent de celui qui prévaut à la même époque dans l’art conceptuel, en raison de son caractère évident de poésie. En intitulant Cyclofiat une accumulation de phares de vélo dans une boîte, Arman confère à l’objet une possibilité de transformation et de polysémie. Son appropriation n’est plus seulement objectale mais imaginaire.

    Omniprésent depuis l’après-guerre, l’objet de série instaure le règne du jetable. Avec ses Poubelles, Arman prend acte de ce phénomène de consommation accélérée des objets. D’un point de vue sculptural, cette thématique permet à l’artiste de travailler sur la notion d’espace considéré comme contenant.
    Compressés dans des boîtes en plexiglas, les objets enchevêtrés ou en décomposition ne sont guère plus identifiables. Ils s’imposent par la place qu’ils prennent dans l’espace. Leur caractère de rebut indestructible est ici souligné, comme en écho au phénomène naissant du tas d’ordures anarchique, conséquence ultime de leur prolifération envahissante.

    Arman rappelle volontiers ne pas avoir inventé ce vocabulaire de l’excès, mais l’avoir trouvé dans la surproduction d’objets caractéristique des années 60 où « sans doute plus d’objets ont été produits […] que dans toute l’histoire de l’humanité ». Assemblages d’objets similaires, les Accumulations jouent sur ce vertige de la fabrication à la chaîne. Les objets perdent leur singularité pour devenir des unités abstraites d’un ensemble plus vaste.
    Cette dissolution de l’un dans le multiple marque une rupture d’échelle entre l’artisanat et la fabrication de masse, mais aussi une accélération du temps de production. La Briseuse de vagues, accumulation verticale de tête de pioches est à cet égard particulièrement éloquente.

    Excessif, Arman l’est aussi dans ses interventions physiques sur les objets qu’il casse, brise, fend à coups de hache pour en fixer ensuite les morceaux sur des panneaux de bois.
    Faut- il donner un sens iconoclaste à ces actions ? Sans doute, lui qui ira jusqu’à brûler un fauteuil bourgeois ! Mais il y a aussi ce désir de rendre les objets plus proches, moins fermés, pour s’en approcher et les sonder. Casser, oui, mais pas n’importe comment.
    Adepte d’art martiaux, notamment du judo qu’il pratiqua avec son ami Yves Klein, Arman a l’art de la justesse du coup, où la maîtrise du mouvement est condition de l’efficacité du geste. Il réalise d’ailleurs plusieurs Colères en public ou devant les caméras de la NBC. Les objets sur lesquels elles se portent donnent à l’acte une implication symbolique ou émotionnelle variable. Son caractère critique et contestataire, auquel on songe devant une télévision brisée en mille morceaux, a une portée lyrique et transgressive lorsqu’il s’agit d’un instrument de musique.
    Accumulations et Colères forment un répertoire de gestes dont les implications symboliques, affectives ou émotionnelles changent en fonction de l’objet sur lequel ils se portent.

    La Coupe est en revanche un type d’intervention moins polysémique. Elle induit une approche plus rationnelle de l’objet et constitue sans doute l’acte le plus apollinien de la palette gestuelle d’Arman. L’objet s’exhibe en plusieurs morceaux, faisant penser à la phase analytique du Cubisme. Exposée dans la galerie, la coupe de contrebasse intitulée Subida al cielo est sans doute l’une des plus remarquables.

    Arman
    No Comment
    Galerie Vallois, Paris


    Pour paris-art.com, 2006
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    Thème : Arts plastiques
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    Marguerite Pilven

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    Antony Gormley, Breathing Room

    Il y a 13 ans

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    Antony Gormley, Breathing Room
    Le corps humain sous-tend la démarche artistique d’Antony Gormley. Il en constitue l’unité de départ comme l’étalon de mesure. Représenté comme un tout renfermant des parties indépendantes, il est perçu dans sa réalité physique. Deux sculptures intitulées Feeling Material définissent la masse corporelle dans un enroulement de fils d’acier.

    Agrégat moléculaire ou champ énergétique, le corps, chez Gormley, est toujours dynamique et ouvert, inscrit dans l’espace qui l’environne. Le visiteur en fait l’expérience avec le dispositif intitulé Breathing Room. Gormley redessine l’espace de la galerie avec une structure architectonique faite de tubes en aluminium. Enchâssés les uns dans les autres, des cadres carrés et rectangulaires se superposent. L’entrecroisement de leurs arêtes verticales et horizontales rythme le volume de la galerie. Le visiteur peut pénétrer dans cette structure qui se déploie du centre vers la périphérie et dont l’axe central se situe dans l’alignement de l’entrée.

    L’extension progressive de la cage, nous fait graduellement passer de l’échelle du corps à celle de l’espace. Elle rappelle en cela le principe de l’Étude de proportions du corps humain selon Vitruve, réalisé par Léonard de Vinci et déterminant les mesures du corps dans un volume géométrique. On songe aussi, devant ce dispositif spatial se dilatant du centre vers la périphérie, à une cage thoracique géante. Figurant à la fois un corps dilaté et un espace vital, Breathing Room fonctionne comme un lieu de passage où le visiteur circule de manière sensorielle et fluide entre l’une et l’autre de ces dimensions.

    Antony Gormley
    Breathing Room
    Galerie Thaddaeus Ropac, Paris


    Pour paris-art.com, 2006
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Anthony Caro

    Il y a 13 ans

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    Anthony Caro
    Aujourd’hui âgé de 80 ans, l’anglais Anthony Caro est un acteur majeur du renouvellement de la sculpture moderne. Abandonnant très tôt la technique classique de moulage pour se tourner vers les propriétés de la matière brute, il développe depuis les années 1960 ses spécificités plastiques.

    L’ensemble des sculptures exposées frappe par leur diversité. Certaines sont très denses, privilégiant les effets de masse tandis que d’autres, plutôt aériennes, se déploient dans l’espace qu’elles laissent pénétrer comme un élément constitutif de leur matérialité. En embrassant du regard ces travaux réalisés depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui, on mesure l’ampleur des recherches menées par Caro.

    Certaines sculptures, parmi les plus massives et monumentales, sont constituées d’un assemblage de matières où le bois, l’acier oxydé et la pierre forment un enchevêtrement de plans au caractère vigoureux. Leur densité, la complexité de leur construction en rendent impossible l’appréciation totale. Il faut tourner autour de ces pièces hétérogènes dont l’ordonnancement se modifie avec le déplacement du spectateur. La sculpture dévoile au terme de cette promenade circulaire ses configurations possibles. Le spectateur fait l’expérience phénoménologique de la révélation successive des pièces autour desquelles il tourne. Rien n’est évident dans ces constructions, aucune logique ni plan d’ensemble n’est décelable de prime abord.
    Cherchant à se débarrasser de la contrainte de l’axe vertical et horizontal qui figerait la sculpture en une structure rigide, Caro ordonne les divers éléments de ses pièces en évitant tout rapport trop évident au sol (ou au socle). Les plaques de métal se succèdent en un jeu d’inclinaisons variées, provoquant « cette sorte de fluidité déferlante » dont parlait Clément Greenberg en 1965.

    La pièce Emma Scribble est à ce titre tout à fait représentative. Cette sculpture aérienne à la structure lisible mais très sophistiquée développe un jeux de déséquilibres constants. Les éléments sont agencés en porte- à- faux, comme sur le point de basculer. Les appuis au sol sont tous bancals, aucun pied n’est complètement perpendiculaire au sol. Cette sculpture très graphique qui privilégie les jeux de la ligne au détriment de la masse et semble frôler tout juste le sol est gracieuse dans ses effets, d’une légèreté jouant avec l’idée d’apesanteur.

    Anthony Caro
    Galerie Daniel Templon, Paris


    Pour paris-art.com, 2005
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Balkenhol, Baechler, Vital... Perpetual Bliss

    Il y a 13 ans

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    Balkenhol, Baechler, Vital... Perpetual Bliss
    Sorte d’état des lieux de la sculpture contemporaine, le choix des œuvres présentées a ceci de stimulant qu’il ne s’enferme dans aucune vision privilégiée. Soulignant au contraire la grande diversité des démarches, cette confrontation d’œuvres très différentes est aussi un moyen d’en faire ressortir la singularité. Elles nous placent chaque fois dans des situations inédites qui enrichissent notre rapport à l’objet et en ravivent les implications et significations, occultées par une trop grande familiarité d’usage.

    Sculptée par Stephan Balkenhol, une petite femme à la pose hiératique regarde droit devant elle. Grâce au socle de bois disproportionné qui la supporte, elle nous surplombe de ses trente centimètres de hauteur. D’aspect ordinaire, ce personnage dénué d’expression partage pourtant avec les héros de l’histoire le même privilège d’élévation. Des petits coups de burin tailladent le bois à contre-sens, allant jusqu’à hérisser par endroits sa surface.
    En mettant en valeur la résistance du bois, Balkenhol accentue le travail essentiellement physique d’une sculpture qui est affrontement à la matière : on embrasse d’un seul regard le cheminement qui mène du bois brut à l’extraction de ce gracieux personnage.

    Donald Baechler rend visible le passage de la matière à son actualisation dans une forme. Un portrait en buste de profil, et un bouquet de fleurs, tous deux en bronze semblent pourtant faits d’une boue épaisse et noire. Le contour maladroit des masses dessine une forme imprécise, et un rendu grumeleux de la surface fait vibrer ces formes obscures. Le titre du portrait annonce une seule tête, mais le buste en constitue une seconde, qu’à première vue on ne distingue pas. On reste comme au seuil de son actualisation totale.

    Issus d’une génération qui a eu en héritage la rigueur minimaliste et conceptuelle des années 1970, ces travaux de Balkenhol et Baechler, non dénués d’humour, réintègrent ce qui devenait tabou : le recours à la figuration et surtout à la figure humaine.
    Voisinant ces œuvres très incarnées, les quatre coussins gonflés d’air de Gerald Rockenschaub apparaissent dans toute leur légèreté. Disposés côte à côte, ils effleurent le sol, sans attache, comme prêts à décoller. Leur immatérialité, leur propension à habiter l’espace rendent le socle inutile.

    D’autres sculptures, comme celles de Not Vital ou de Liza Lou, tirent leur puissance d’une appropriation imaginaire des objets les plus usuels. Ils imposent leur forte présence et nous inscrivent dans un rapport de fascination, altérant la relation "ustensilaire" que l’on pratique d’ordinaire avec eux. Le grand traîneau de marbre blanc que Not Vital a dressé à la verticale fait apparaître un nouvel objet, sorte de totem à la beauté intimidante.
    Liza Lou, en parant de perles brillantes un tronc d’arbre dans lequel une hache est plantée, les investit d’une charge spirituelle et symbolique.

    Depuis les ready-made de Duchamp, et parce qu’elle partage avec l’objet sa tridimensionnalité, la sculpture ne cesse d’interroger les limites de son identité par un jeu serré de confrontations ou d’identifications à celui-ci. L’objet ready-made de Sylvie Fleury, une élégante chaussure à talon en bronze, est posé sur un cube de miroirs, réfléchissant sa silhouette. Son mode d’exposition ainsi que sa fabrication dans un matériau noble présente la chaussure, non pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle évoque et suggère : un attribut de luxe et de séduction flattant l’ego. Par cette mise en scène, l’artiste rappelle de façon ironique la valeur ajoutée que l’industrie de la mode, et plus généralement les médias donnent à ces accessoires de beauté. Elle pointe les différentes réalités, psychologiques, idéologiques ou sociales, qui nous lient de manière irrationnelle à des objets qui sont investissements du désir.

    Tom Sachs se confronte, quant à lui, aux objets manufacturés du monde industriel en les sortant de leur neutralité. Sink ist Module est un lavabo d’aspect bricolé, doté d’un judicieux système de tuyauteries et de jerrican d’eau. L’assemblage grossier de ces différentes composantes, à grands coups de sparadrap et de colle dont on voit bien les traces, met à nu son processus de fabrication et son système de fonctionnement. Réappropriation artisanale d’un objet industriel, ce lavabo s’apparente à un jeu de construction ludique.

    Mc Donald Garbage Can est un meuble peint en rouge avec, posés dessus, des petits plateaux en plastique orange dont on a pyrogravé le sigle. Ces traces de brûlures manifestes peuvent être lues comme une réaction agressive contre un monde formaté. Autant de gestes par lesquelles Sachs développe un rapport singulier et personnel avec des objets dépourvus de personnalité.

    Les trois métronomes noirs que Martin Creed a posés sur un socle blanc rectangulaire apparaissent dans toute leur sobriété : froids instruments de mesure du temps qui passe. La forme des métronomes et la polarité exclusive du noir et du blanc peuvent évoquer une trinité de juges à la sentence sans appel, ou bien ces hommes des temps modernes courant contre la montre, au costume noir devenu depuis Baudelaire symbole de cette triste aliénation.

    Balkenhol, Baechler, Vital...
    Perpetual Bliss
    Galerie Thaddaeus Ropac, Paris


    Pour paris-art.com, 2005
    Suite
    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

    www.margueritepilven.net

    Abbas Kiarostami

    Il y a 13 ans

    / Articles

    Abbas Kiarostami
    Le cinéaste iranien Abbas Kiarostami s’est fait connaître en France à partir de 1997, lorsqu’il a obtenu la Palme d’Or à Cannes pour son film Le Goût de la cerise. Egalement poète, un de ses recueils est traduit en français et publié depuis 2001 chez POL. La galerie de France expose en ce moment un ensemble de ses photographies en noir et blanc, des clichés de paysages sous la neige.

    Durant les années de la Révolution, alors que son travail de cinéaste se voit empêché par la censure, Kiarostami se procure un appareil photo et ressent le besoin de se rapprocher de la nature. Aucun titre, ni date ne sont jamais précisés, comme si l’artiste voulait éloigner ses photographies de toute forme de contingence. La neige finit d’ensevelir les derniers indices d’un lieu précis.

    Les paysages photographiés ne font l’objet d’aucune mise en scène, mais procèdent d’une observation patiente et attentive de la nature. Un envol d’oiseaux au-dessus d’une chaîne de montagnes, un cheval noir traversant une étendue de neige immaculée ou le passage d’un chien sauvage, autant d’événements qui apparaissent à Kiarostami durant ses promenades et dont il réalise les prises de vue. On sent le regard du cinéaste, anticipant habilement la progression des mouvements dans le cadre.

    Des images procèdent plutôt d’un jeu formel, comme dans ces photographies d’ombres projetées d’une rangée d’arbres rythmant la surface, dont le cadrage retenu par l’artiste privilégie la symétrie, et le tirage fortement contrasté la beauté graphique.
    Pour d’autres photographies, Kiarostami choisi un tirage plus sensuel, évocateur de l’atmosphère immatérielle provoquée par la neige. Le froid enveloppe le paysage d’une qualité atmosphérique vaporeuse adoucissant la lumière, et les ombres se déclinent en teintes grisées subtiles, le grain épais de la pellicule rend sensible les effets de recouvrement de la neige sur les branches d’arbres ou arrondissant les volumes du paysage.

    Les visions alternent entre vues panoramiques privilégiant l’impression d’immensité et d’absorption complète dans le paysage, et vues fragmentées retenant à la manière d’un haïku un détail harmonieux valable pour le tout. Loin des conflits qui agitent son pays, Abbas Kiarostami a développé, à une époque où il pouvait encore vivre en Iran, un travail contemplatif qui à la manière de la poésie persane rend avant tout hommage à la nature en la magnifiant.

    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques