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  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    James Lynch, Le Grand Café

    Il y a 13 ans

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    James Lynch, Le Grand Café
    A première vue, l’installation de James Lynch est assez froide, avec ses chaises dépareillées créant une ambiance de salle d’attente déserte. Pourtant, tout semble être fait pour nous retenir : les sièges, les écrans télévisés directement posés sur le sol invitent à s’asseoir.

    Sur un premier téléviseur, un dessin d’animation nous montre une jeune fille courant, une cafetière à la main. On se retrouve à la regarder passivement, avec pour bruit de fond le souffle amplifié de sa respiration haletante. Une musique obsédante rythme les efforts physiques de la jeune fille tandis que s’écrivent sur les murs devant lesquels elle passe, à la manière d’un graffiti réalisé par une main invisible, les mots « I was running and running with a coffeepot, everybody was there drinking coffee including you ». Son visage crispé, ajoutée à la signification redondante du graffiti, enferme notre attention sur cette course interminable. On comprend l’objet de la course lorsque la jeune fille arrive enfin dans une pièce où plusieurs personnes l’attendent, une tasse à la main. Café et tasse se rejoignent, la boucle est bouclée.

    Sur les sièges alentour, des tableaux sont posés où sont peints des protagonistes du film, tous assis avec un mug à la main, en une attitude fatiguée ou songeuse. Ces personnages qui nous entourent contribuent à nous immerger un peu plus dans ce récit surréaliste qui ne se dévoile que par fragments.

    Si ces éléments narratifs se répondent, c’est au visiteur d’articuler ces pièces détachées du récit. Ce dispositif visuel simple et attrayant nous retient dans le jeu infini des interprétations : il y a suffisamment d’éléments pour construire un semblant d’histoire, mais agencés de telle manière qu’ils provoquent des décalages que la diversité des médiums employés souligne, par lesquels on bascule d’une situation anodine au récit fantastique. Cette histoire absurde et légère (une jeune fille courant dans la ville avec une cafetière à la main pour chercher une tasse) contient finalement une sorte de gravité, à la façon de ces rêves qui dévoilent par suites de flashs et d’associations leur signification cachée.

    James Lynch
    Le Grand Café
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Antal Lakner, Habit de gravitation double

    Il y a 13 ans

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    Antal Lakner, Habit de gravitation double
    L’artiste hongrois Antal Lakner expose ses "Outils de travail passifs", qu’on a pu voir et tester lors de la Biennale de Venise, en 2001. Il pointe avec ironie les bouleversements provoqués par les machines de haute technologie dans la relation de l’homme à son environnement et surtout à son propre corps.
    Si l’outil est le prolongement du corps, mobilisant à la fois l’activité physique et intellectuelle, la machine, par son dispositif mécanique, ne sollicite guère les efforts musculaires.

    Les "Outils de travail passifs" s’inscrivent dans le prolongement dans ce constat. D’aspect très simple et dépouillé, leur forme géométrique peut se définir comme le squelette d’une activité laborieuse mise à nue, réduite à son plus simple appareil. Le Home Transporter reprend la structure d’une brouette prolongée par un tapis roulant permettant de marcher sans se déplacer, tandis que le Wallmaster s’apparente à un portique sur lequel un rouleau a été fixé qu’on déplace de haut en bas comme pour blanchir un mur.

    Le Forest Master est un outil composé d’une scie traversant un cylindre métallique qu’on actionne d’avant en arrière, comme on le ferait pour couper une bûche. L’appareil de fitness trouve donc toujours son schéma dans un outil de production déjà existant et télescope ainsi en un seul objet deux modes de dépense : l’une productive et l’autre récréative, destinée à augmenter la masse musculaire. Ces gadgets futuristes pourraient finalement être les accessoires d’un film d’anticipation parodique…

    C’est avant tout sur la réalité physique du corps que Lakner veut diriger l’attention du spectateur. La Passiv Dress, combinaison ressemblant à celle d’un astronaute, fait ressentir à l’individu qui la porte deux fois plus fortement la force de gravitation. La sensation inédite provoquée par le vêtement fait prendre conscience du constant travail d’équilibre fourni par notre corps pour le maintien de sa station verticale.

    Des préoccupations d’ordre scientifique et neurologique motivent également cette fabrication d’objets destinés à être appréciés avec le corps plutôt qu’avec les yeux. Alors que les informations sensibles qui passent par l’œil ne sont enregistrées que très partiellement par le cerveau, les stimulations d’ordre tactiles ou olfactives (qui conduisirent il y a quelques années l’artiste à réaliser à Berlin une installation avec de la fumée de cigare) affectent en revanche le corps de manière beaucoup plus directe et puissante. Cette volonté d’impact sur les sensations corporelles motive la plupart des projets conduits par l’artiste.

    Antal Lakner
    Habit de gravitation double
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    Pour paris-art.com, 2005
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Ilkka Halso, Museum of Nature

    Il y a 13 ans

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    Ilkka Halso, Museum of Nature
    Ilkka Halso interroge à travers ses nouveaux travaux photographiques les évolutions possibles de notre relation à la nature. Ses utopies cauchemardesques anticipent les conséquences de la mainmise illimitée de l’homme sur son environnement.

    Le projet de restauration imaginaire de la nature entrepris par le photographe finlandais Ilkka Halso a commencé en 2000, avec la construction d’échafaudages cernant une parcelle de blé, un rocher ou un arbre, puis photographiés. Ces pseudo-restaurations d’éléments naturels évoquent autant une intervention chirurgicale qu’elles rendent compte du dialogue instauré par l’artiste avec la nature. Halso décline ainsi à travers chaque prise de vue les relations possibles de l’homme à son environnement dont il interroge la fragilité et la complexité.

    Dans ses nouveaux travaux, l’artiste franchit une étape en soumettant ses photographies au traitement digital, passant de l’installations in situ à de vastes architectures virtuelles dessinées par ordinateur. Les interventions modestes et bien réelles sur la nature cèdent le pas à des vues de l’esprit rendues possibles par le recours aux nouvelles technologies. Les formats s’agrandissent et les installations, une fois libérées de la contrainte matérielle de leur réalisation, gagnent en monumentalité.

    Dans ces travaux, la relation homme-nature n’est plus perçue en terme d’expérience, avec ce que cela suggère de limitation matérielle, mais sous la forme de scénarios futuristes, d’utopies par lesquels Ilkka Halso anticipe une mainmise illimitée de l’homme sur la nature. Si les architectures virtuelles que construit l’artiste s’harmonisent toujours à merveille avec le paysage, elles n’en contiennent pas moins une dimension excessive : ces architectures de pouvoir convertissent également la nature en une beauté sous cloche.

    Un certain fatalisme traverse ces visions, lié à l’idée qu’une instrumentalisation croissante de la nature conduira peut-être un jour à son exploitation marchande abusive, comme c’est le cas avec Forest of Sponsors où l’artiste imagine un dispositif de protection des forêts qui répondrait à une logique d’économie de marché en proposant aux sponsors d’apposer leur nom sur les troncs d’arbres. Halso imagine également l’aménagement de la nature en vaste parc d’attraction, musée ou théâtre. Autant de scénarios qui disent avant toute chose notre impossibilité à nouer une relation authentique au monde, notre désir impétueux de maîtrise.

    Ilkka Halso
    Museum of Nature
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    Pour paris-art.com, 2005
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    Thème : Arts plastiques
  • Anne Claverie

    Anne Claverie

    Sculpteur, Plasticienne

    www.anneclaverie.com

    Anne Claverie

    Il y a 13 ans

    Anne Claverie

    http://www.anneclaverie.com

    Site de l'artiste Anne Claverie : présentation de ses oeuvres, actualité, contact ...

  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Claus Goedicke, Thingnothing

    Il y a 13 ans

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    Claus Goedicke, Thingnothing
    Des photographies aux cadrages horizontaux ou verticaux qui suivent les propriétés physiques des objets et les soulignent. Les formats sont monumentaux et l’objet choisi pour cette série est la bouteille en plastique qui, photographiée sur un fond neutre, atteint alors un degré fascinant d’abstraction.

    Le programme de Claus Goedicke pourrait se rapprocher de celui de Ponge.: « revenir aux choses même », pour les élever au rang d’ob-jet, c’est à dire de ce qu’on jette devant soi pour mieux le considérer. Deux ensembles de photos, l’un en noir et blanc et l’autre en couleur, exposés à l’entrée de la salle d’exposition, montrent les prémices des travaux actuels. Goedicke commence par photographier les objets dans leur véritable contexte : une cafetière électrique voisine des tasses sur une table de cuisine, des flacons de parfums, tubes de crème et shampooing sont rangés sur un meuble de salle de bain, dans un souci d’ordre formel que préside la recherche d’un rythme. Les cadrages horizontaux ou verticaux suivent les propriétés physiques des objets et les soulignent.

    Désormais, les formats sont monumentaux et l’objet choisi pour cette série est la bouteille en plastique, photographiée sur un fond neutre, isolée de tout contexte. Goedicke a ôté à chaque fois leur étiquette, faisant ainsi valoir le caractère sculptural, le disegno. Le choix du ton sur ton est aussi une constante de cette série : la bouteille a la même couleur que le fond devant lequel elle est placée. Elle est souvent photographiée de côté afin d’en exhiber la jointure, ou ligne d’assemblage de ses deux parties. Goedicke l’éclaire avec insistance, comme pour mieux accentuer notre rapport frontal à l’objet.

    Un dispositif méticuleux d’éclairage sépare les plans ou les confond, met en valeur le volume de la bouteille ou la dissout dans le fond jusqu’à la limite de son évanouissement. Jouant sur ces différents degrés de visibilité, Goedicke pousse ces objets triviaux jusqu’à un degré fascinant d’abstraction. La lumière se propage, immatérielle, et brouille les rapports entre figure et fond, créant un espace éblouissant qui noie nos repères visuels.

    Ces photographies ne sont pas sans faire penser au color-field américain, en raison de leur emploi spectaculaire de la couleur et de la négation fréquente de toute illusion de profondeur. On est happé par ces immenses plages colorées dans lesquelles les bouteilles paraissent flotter comme en apesanteur. Un halo lumineux les enveloppe et dissipe leur matérialité. À partir d’un travail attentif aux aspects immanents à la perception, Goedicke réalise des images irréelles aux effets extrêmement précis. Il parvient ainsi à un travail photographique d’une grande élégance. La lumière exalte les couleurs, leurs multiples nuances, leur caractère changeant, comme si l’artiste voulait rendre sensible, jusqu’au vertige, ces incessantes mutations du visible.

    Claus Goedicke
    Thingnothing
    Galerie Thaddaeus Ropac, Paris


    Pour paris-art.com, 2003
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Carmit Gil, Mandalas & Roundabouts

    Il y a 13 ans

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    Carmit Gil, Mandalas & Roundabouts
    On serait tenté, en se remémorant l’ensemble des travaux proposés par Carmit Gil, de les rapprocher de cette définition de l’art comme « transformation spirituelle de la matière » énoncée par Théo Van Doesburg, fondateur de l’art concret.
    Opérant un travail de réduction sur des objets du quotidien, l’artiste en propose une vision épurée qui les redessine avec force dans l’espace environnant et attire notre attention sur leurs qualités formelles. Le Bus qu’elle a exposé lors de la Biennale de Venise en 2003 était de ce point de vue tout à fait exemplaire.: libérée de sa carrosserie, l’armature se déployait dans l’espace en un réseau de lignes soulignant les qualités spatiales de ce trivial moyen de transport.

    Les nouvelles pièces exposées montrent que loin d’être une fin en soi, ce travail de réduction minimaliste des objets est plutôt le point de départ de leur réappropriation imaginaire et symbolique. L’analyse des formes et de leurs composantes autorise l’artiste à les modifier pour y introduire des variations significatives, tout en conservant de l’objet initial sa logique d’ensemble.
    Travaillant cette fois-ci exclusivement à partir d’objets circulaires, Gil prélève des systèmes graphiques issus du design urbain, comme celui des enjoliveurs ou de plaques d’égout auxquels elle intègre des idéogrammes naturels (fleurs, étoiles) ou religieux, comme l’étoile de David ou la croix.

    Si le mandala tibétain est directement évoqué par l’artiste, il est intéressant de noter, par delà cette influence spécifique, que la forme circulaire est pour nombre de traditions spirituelles et religieuses symbole d’union et d’harmonie. Ce caractère inclusif attribué au cercle se retrouve dans l’emploi qu’en fait Carmit Gil : différents niveaux de réalité coexistent qui, par le biais d’analogies formelles, fusionnent en un ordre plastique nouveau et polysémique.
    En faisant tenir ensemble des esthétiques contradictoires, Gil confronte également le double héritage qui nourrit l’ensemble de son travail : l’abstraction géométrique et une tradition ornementale très présente dans la culture orientale.

    Roundabouts
    Carmit Gil’s Mandalas
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    Communiqué de presse pour la galerie Frank Elbaz, 2005
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Carmit Gil, Gallery Carpet

    Il y a 13 ans

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    Carmit Gil, Gallery Carpet
    L’artiste israélienne Carmit Gil a présenté à la dernière Biennale de Venise son Bus, une armature du transport en commun de même nom, dépouillée de sa carrosserie pour être exhibée, peinte en rouge.

    Pour sa première exposition personnelle, galerie Frank, Carmit Gil habite les lieux avec une installation spécialement réalisée pour l’événement : Gallery Carpet.

    Rien devant nos yeux lorsque nous poussons la porte, c’est vers le sol qu’il faut regarder pour voir ce « tapis de galerie » composé d’une surface plastifiée orange et de pièces de bois qui, une fois assemblées, forment des éléments décoratifs. Cette frise de fleurs stylisées courant sur les côtés du rectangle coloré évoque les traditions décoratrices maghrébines comme l’enluminure juive ancienne.

    Curieusement, ce tapis ne contient aucune composante textile, il est fabriqué avec des matériaux qui lui sont étrangers et revêt de ce fait un statut particulier : c’est une proposition plastique insistant sur les qualités formelles de l’objet. Le tapis, c’est d’abord ce qui délimite un espace, un territoire. Le cadre constitué de pièces de bois tridimensionnelles met l’accent sur ses qualités architecturales.

    Indissociable des cultures nomades de l’Orient et de l’Extrême-Orient, façon pour les peuples d’habiter le sol avec son esthétique et ses symboles, cet objet renvoie à l’idée d’une appropriation de l’espace. Le tapis est aussi un élément essentiel de la convivialité que l’on trouve même dans les maisons aux intérieurs les plus sobres. C’est un espace d’accueil et de partage, facteur de lien social. Les pièces en bois évoquant la structure du puzzle renvoient aussi à cet aspect collectif.

    Le tapis investit donc toujours l’espace d’une charge affective supplémentaire. Il singularise le lieu, induisant parfois des comportements comme celui d’enlever ses chaussures, geste par lequel on signifie son respect des lieux. La galerie où l’on découvre le travail de l’artiste apparaît ainsi comme un espace de rencontre.

    Carmit Gil
    Gallery Carpet
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Sarah Dobaï & Dan Hays

    Il y a 13 ans

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    Sarah Dobaï & Dan Hays
    La nouvelle littéraire est le format à partir duquel Sarah Dobaï a réalisé l’ensemble des portraits exposés. Les titres, Lorraine as Cora, Patrick as Billy, accolant le nom du modèle au personnage qu’il représente, renseignent déjà sur la nature de ces portraits, à cheval entre fiction et réalité.
    Ces deux photographies composent la série de Two on a Party, histoire de Tennessee Williams, d’un jeune garçon et une femme d’âge mûr que la précarité, la fuite en avant perpétuelle, poussent à s’associer en un couple bancal. La nouvelle de Williams qui procède d’un constant mouvement de va et vient entre Cora et Billy et s’inscrit toute entière dans la réalité produite par ce couple est évoquée par la photographe en une confrontation de leurs portraits, engageant les figures en un jeu d’opposition de sexes, d’âge et de physionomie.

    Mais les deux portraits se répondent essentiellement par une même vulnérabilité physique. La rougeur des peaux trahit le malaise du jeune garçon assez gauche, dont la peau de blond s’empourpre si facilement, et l’alcoolisme de la femme dont les yeux gonflés sont décrits par Williams comme « deux œufs pochés dans une mer de sang ». Les postures, les regards, les mains ajoutent encore à l’éloquence de ces portraits. Des doigts nerveusement croisés du garçon au geste de la femme se tortillant une mèche de cheveux.
    Bien que l’éloquence des photographies y soit pour beaucoup, on est aussi retenu par la forte présence des personnages. Un travail attentif de la lumière incarne dans le détail leur carnation, l’étoffe des vêtements. On songe également, par l’attention portée par la photographe à la composition et aux postures corporelles des modèles, à toute une tradition picturale du portrait, de Vélasquez à Géricault.

    Les photographies réalisées d’après les nouvelles de Carver condensent également à travers leurs nombreux détails de mise en scène et d’ordre sensible un ensemble de données narratives qui en renforcent le côté cinématographique. Ces fragments de récit semblent toujours pris entre un avant et un après qui conduit à en prolonger la vision par des projections imaginaires.
    A la manière de ces écrivains capables de décrire avec une précision de scénariste des attitudes et des comportements, Dobaï livre en ces images synthétiques et denses des pans d’histoire, quelques thèmes typiques de la littérature et du cinéma américain.

    Le peintre anglais Dan Hays peint depuis son atelier des paysages du Colorado, vus à travers une webcam. Ces images sont le fruit d’une recherche ludique de l’artiste effectuée sur internet à partir de son nom et prénom. Il découvre ainsi les images de son homonyme, un sénateur américain ayant placé des webcam en divers endroits de sa propriété afin de pouvoir la contempler de son bureau. Anecdote, peut-on dire, mais qui rappelle l’intérêt porté par l’artiste aux images triviales de pauvre définition à partir desquels les désirs sont néanmoins mis en scène, ici peut-être, ceux de maîtrise ou de possession.

    Mais cette matière première est aussi choisie pour sa surface, dont le peintre rehausse, par petites touches de couleurs vives la division des pixels, la trame particulière de l’image sur écran en une sorte de fauvisme numérique hypnotique. Disposées côte à côte, les différents tableaux composent une grille où sont présentées plusieurs vues simultanées du même paysage. Des tentes et des camping-car apparaissent régulièrement sur cette étendue naturelle que ferment des montagnes. Le titre, Colorado Pioneers, renvoie d’abord aux mythes américains de la conquête de l’Ouest, de la frontière entre nature et culture. Cette idée de conquête de nouveaux espaces est redoublée par le recours même du peintre aux nouvelles technologies qui prennent le relais de la perception naturelle et lui permettent de peindre non pas sur le motif, mais de son atelier à Londres. Les vues plongeantes, panoramiques, multipliant les points de vues sur un même endroit excèdent la perception naturelle, relevant plutôt d’un dispositif semblable à celui de la vidéo surveillance. La peinture de paysage trouve ici de nouveaux territoires.

    Sarah Dobaï & Dan Hays
    Galerie Zürcher, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
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    Léo Delarue

    Il y a 13 ans

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    Léo Delarue
    Les sculptures de Léo Delarue investissent actuellement de leur présence organique la galerie Zürcher.
    Détour évoque par son titre les mouvements contradictoires de la matière. Des tuyaux de douche recouverts d’aluminium serpentent sur le sol, étouffant entre leurs anneaux une masse informe et plâtreuse. Au lieu de se déployer du centre vers la périphérie, comme c’est le cas pour une conception classique de la sculpture, l’œuvre se ramasse au contraire sur elle-même en une étreinte violente.

    Non loin de celle-ci, faite de semblables matériaux, une autre sculpture oppose à la première son rayonnement vers l’extérieur et sa cadence régulière, animée de pleins et de vides, dessine une structure plus aérienne, que maintiennent des membranes en plastique transparent terminées par des ventouses.

    Un vocabulaire plus physique, plus organique encore est à l’œuvre dans la vingtaine de petites sculptures en terre posées côte à côte, directement sur le sol, évoquant tour à tour des viscères, des animaux marins ou des étrons pondus par un animal étrange. Ces formes anti-sculpturales contiennent quelque chose de primaire et de régressif. Composés de fins boudins de terre tressés, ourlés, enroulés, les volumes de terre se contorsionnent à nos pieds, évoquant avec autant de force des formes naissantes ou agonisantes.

    Une autre sculpture intitulée Impatiences est toute en protubérances et boursouflures, comme prête à éclater. Sa surface animée de mouvements ondulatoires est brillante et rouge, attrapant ça et là la lumière. Obscène comme une langue épaisse, elle est traversée de tuyaux en plastique renvoyant autant à des organes respiratoires que digestifs. Dressée péniblement sur quatre petites pattes, cette masse informe a quelque chose de grotesque.

    Le vocabulaire de Léo Delarue, multiple et protéiforme, se développe avec inventivité. Sa prédilection pour les matières malléables comme le silicone, le latex ou la résine la conduit à réaliser des formes hybrides qu’elle maintient à un degré d’inachèvement, dans l’opacité et les désordres de la matière.
    Un humour traverse également tous ces travaux, notamment par la façon dont ces œuvres tiennent parfois sur un équilibre fragile et dont la matière respire ou se rétracte comme un animal, évoquant un univers amorphe en pleine mutation.

    Léo Delarue
    Galerie Zürcher, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
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    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Nicolas Darrot, Journal des enfants-loups

    Il y a 13 ans

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    Nicolas Darrot, Journal des enfants-loups
    Écrit dans les années 20, le témoignage d’un révérend anglais ayant recueilli deux fillettes élevées par des loups au fond d’une termitière fournit le point de départ du nouveau travail de l’artiste. Ni vraiment humaines, ni totalement animales, leur description fait se croiser les deux règnes de façon troublante.

    Montée en trophée de chasse, la tête d’un sanglier immaculé accueille le visiteur. En plus de son caractère avenant, consternant pour un tel animal, ses yeux et sa gueule s’animent. Autre hiatus : le sanglier parle, il ne grogne pas. Bien que le message demeure incompréhensible à nos oreilles profanes, un autre plus implicite semble vouloir dire : ici commence un territoire intermédiaire où les frontières entre genre humain et animal se délitent.

    Les grognements sourds d’Amala, prénom donné à l’un des enfants par le révérend, ne tardent pas à donner la réplique à notre sanglier sympathique. Mais ici point de visage, point de regard. Une fourrure polymorphe nous fait face, de laquelle émergent des mâchoires humaines plus proches pourtant de la gueule que de la bouche. Cet organe assumant tour à tour chez l’homme la formulation du logos et une fonction prosaïque de subsistance n’est-il pas l’un des plus représentatifs de notre double nature ?

    La présence de la Louve dont la fonction d’allaitement est matérialisée par un circuit luminescent focalise encore notre attention sur la bouche comme vecteur de communication, de ce qui entre et sort. Évocation de la tendresse maternelle commune aux mammifères ou allusion au stade oral décrit par Freud, moment où l’ingestion d’aliments et la satisfaction sexuelle se confondent ?
    A travers la thématique physique de la bouche/gueule, Nicolas Darrot met en branle un jeu d’ambivalences, la labilité des métamorphoses autorisant ce va et vient graduel de l’homme à la bête où se télescopent de façon constante les indices de leur différence et de leur proximité.

    Les délicats pictogrammes luisant doucement dans une obscurité partielle représentent Kamala. Contrairement à la cadette Amala, n’ouvrant la bouche que pour boire et manger, l’aînée franchira le seuil décisif du langage, basculant de ce fait vers l’humain, le civilisé. La luminosité des pictogrammes ne fonctionnant que par intermittence pour s’évanouir à nouveau dans l’obscurité évoque la fragilité de cet acquis. Kamala ne survivra guère plus longtemps que sa sœur à ce double déracinement.

    Le témoignage du révérend Singh est avant tout le récit d’une métamorphose impossible, d’un combat tragique avec la nature humaine que Darrot place ici sous le signe du Cerf, animal assimilé dans l’iconographie religieuse médiévale au Christ en croix, autre figure divisée entre sa double nature.
    Cet automate intitulé Macrotermitinae fait figure d’élément central. Sagement tapi sous un voile transparent, son corps se meut par paliers, en un mouvement ascendant pour se figer verticalement. La tête du cerf se tourne entièrement vers le haut et le voile ainsi tendu prend la forme d’une termitière géante, rappelant le lieu d’origine et la métamorphose des enfants-loups.

    Ce mouvement d’érection, associé à la symbolique puissante de l’animal n’est pas sans faire penser à quelque cérémonie rituelle chamanique, dimension à laquelle participe l’automate représentant le révérend. Manipulée comme une marionnette par un bras mécanique l’arrachant au sol pour le faire retomber, la figurine en transe est soumise au caprice d’une volonté extérieure. Au fond de la galerie, des lettres fixées à des baguettes mobiles, dont l’agencement décrit alternativement les mots « apesanteur » et la «.peur sainte », rythment ce ballet complexe des automates.

    Maniant avec inventivité et poésie les éléments clés du Journal des enfants-loups, Nicolas Darrot inscrit le témoignage singulier du révérend Singh dans un récit plus vaste d’ordre mythologique. Circulant à travers ce dense réseau de symboles, des analogies apparaissent, qui de la fable de Diane et Actéon au happening de Joseph Beuys se confrontant à un coyote ne cessent d’exprimer notre fascination pour le règne animal en ce qu’il représente, sans doute, la part la plus obscure de l’homme.

    Pour Paris-art, 2006
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    Thème : Arts plastiques