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  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Tatiana Trouvé, Il est arrivé quelque chose

    Il y a 13 ans

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    Tatiana Trouvé, Il est arrivé quelque chose
    L’atmosphère si particulière de l’exposition de Tatiana Trouvé tient d’abord à la disposition des objets dans l’espace. Leur agencement décrit un circuit, un parcours visuel et mental que souligne une main courante fixée le long des cimaises. Les pièces, structures réalisées avec de fins tubulaires métalliques contribuent également à dessiner l’espace. L’œil suit l’arête des objets dont les articulations sont autant de vecteurs, d’agents de liaisons entre les éléments qui les constituent.

    Selles de vélo, barre amovible, boules de ciment reliées par une chaîne, tout pousse à croire qu’un secret rapport de causalité a motivé ces rapprochements. La selle de vélo suggère une dimension ludique ou utilitaire de ces dispositifs. On parcourt mentalement le mécanisme de l’objet, essayant d’imaginer ce que sa mise en branle pourrait provoquer, mais c’est en vain. On ne pourra pas l’essayer non plus, en raison de sa taille minuscule. Non seulement l’objet se ferme à toute logique d’usage mais il nous tient à distance par son échelle inadéquate. Notre sort est semblable à celui de Gulliver que sa taille rend étranger à ce qui l’environne.

    Malgré l’étrangeté des pièces, on n’a cependant jamais l’impression de basculer dans l’absurde. Leur rigueur architecturale pousse à y rechercher une logique interne. S’il est évident qu’elles n’entretiennent guère avec le réel un rapport d’ordre mimétique, elles ne sont pourtant pas dépourvues d’un air de famille avec les objets qui peuplent notre réalité.

    Ces pièces finissent cependant toujours par opposer à nos projections leur troublante autonomie. Le mouvement de va-et-vient entre sujet et objet, caractéristique de la tentative de constitution d’un sens se brise, comme pour mieux reconduire le sujet à lui-même. L’échelle réduite des objets ne nous place-t-elle pas déjà dans un rapport d’extériorité ?

    Composée de fines rangées de tuyauteries reliant le sol de la galerie au plafond, une installation centrale articule l’espace en plans distincts. De petites chaises transparentes disposées par endroits lui donnent un semblant d’humanité. En suggérant la présence du corps d’une manière indicielle, Trouvé souligne la désertion d’un lieux potentiellement vivable. Mais tout en feignant la disponibilité, les pièces sont rétives à toute saisie définitive d’un sens. Leur caractère ironique renvoie toujours le sujet à lui-même.

    Plusieurs analyses du travail de Tatiana Trouvé ont opéré des rapprochements avec la psychanalyse. Ce mutisme des objets pourrait bien faire penser à la retraite silencieuse de l’analyste par lequel l’avènement de la conscience de soi devient possible. De la même manière que les mots se détachent avec force dans le silence de l’analyse, notre présence physique est mise en valeur au sein de ces objets muets, constamment interrogée, défiée.

    Tatiana Trouvé
    Il est arrivé quelque chose
    Galerie Vallois, Paris


    Pour paris-art.com, 2005
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Rosier, Desgrandchamps, Luxemburg... Supernatural
    Autour de l’intitulé Supernatural évoquant l’idée d’une vision sublimée de la nature, les galeristes Gwenolée et Bernard Zürcher rassemblent un ensemble de travaux dont les propositions ont en commun de faire basculer notre perception naturelle vers une appréciation du réel proche de la vision ou de l’hallucination.

    Par de vastes travelling évoluant très lentement à la surface d’un lac bordé d’arbres, la vidéaste Mathilde Rosier entraîne notre regard dans des jeux de reflets sur la surface ridée des eaux, espace fluide et réfléchissant où les éléments du paysage se télescopent. La fine buée qui recouvre son objectif affaiblissant la définition de l’image contribue à créer une impression de dérive de l’œil vers un paysage intérieur, non soumis à des données objectives.
    D’autres séquences épousent le rythme d’éléments naturels, comme lorsque l’artiste s’attache à filmer en très gros plan la lente évolution d’une coquille d’escargot. En supprimant toute distance entre sujet et objet, Rosier noie notre regard dans les détails du paysage, en une expérience menant de la visibilité extrême à l’aveuglement progressif.

    Cette fusion du sujet et de l’objet propre à la fascination est aussi à l’œuvre dans les grands tableaux à l’huile de Marc Desgranchamps. Le thème de la contemplation est d’emblée évoqué par la représentation d’une femme nous tournant le dos et regardant un paysage maritime à l’horizon fortement marqué.
    A la manière des tableaux de Friedrich, cette figure féminine sert de relais entre notre propre regard et le fond du tableau. Un jeu de transparences provoqué par la dilution extrême des couleurs fait se confondre les plans, rendant le paysage visible à travers le corps de la femme. L’artiste nous livre par ce procédé une vision synchrétique, comme rêvée de la scène où les notions de proximité et d’éloignement sont abolies.

    La frontière entre la réalité factuelle et ses métamorphoses rêvées est aussi explorée dans les photographies de Joan Fontcuberta. Les images exposées sont issues de la série des Milagros, réalisée lors d’une période en résidence à l’école monastique de Valhamönde, à la frontière de la Finlande et de la Russie.
    Cet endroit situé au cœur d’un labyrinthe de végétation artificielle a servi de cadre à des visions fantastiques, où les popes du monastère ont été transformés en magiciens opérant sur la nature. Un labyrinthe, des habits d’église distinguant les popes du monde profane, autant de détails glanés dans le réel qui ont encouragé l’artiste à s’en affranchir.

    Luxemburg paraît aussi vouloir nous conduire à ce dépassement de la perception naturelle par le biais de ses photographies crépusculaires. L’étrangeté ne réside pas tant ici dans la technique employée que dans des prises de vues qui focalisent le vide, rejetant sur les côtés les indices du paysage. Le centre des photographies d’un noir indifférencié fait buter notre regard contre un espace qu’aucune lumière ne révèle, le suspendant entre attente et questionnement. Le climat spectral de ces images engage l’approche intuitive à prendre le relais de la perception.

    Une vidéo d’Aïda Ruilova est également visible, qui nous situe cette fois-ci de plein pied dans l’univers surnaturel du spiritisme. L’artiste filme deux jeunes filles assises dans une pièce faiblement éclairée qui psalmodient : « I had no feelings ». Leur attitude concentrée, mains posées à plat devant elles les montrent toutes entières tendues vers une quête d’ordre immatérielle, mais l’esthétique du film, stéréotype de film d’épouvante de série B, introduit une distance ironique.
    Contrairement au reste des travaux exposés faisant subtilement passer le regard du donné sensible à son dépassement ou son intériorisation subjective, du dehors vers le dedans, Ruilova insiste ici plutôt sur le caractère absurde et vain de toute entreprise de négation du réel.

    Rosier, Desgrandchamps, Luxemburg...
    Supernatural
    Galerie Zürcher, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Räisänen, Halso, Manninen, Suomi !

    Il y a 13 ans

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    Räisänen, Halso, Manninen, Suomi !
    « Suomi » (Finlande, en finnois) ou la nouvelle scène artistique finlandaise avec trois jeunes artistes : Janne Räisänen (peintures), Ilkka Halso (photos de paysages), Tuomo Manninen (photos sociales).

    Forts de leur matériaux disparates, les travaux de Janne Räisänen sautent à la figure. La Dock Marteens fixée à une des toiles annonce le grand coup de pied iconoclaste qui traverse l’œuvre et fait vaciller nos repères esthétiques. Bienvenue dans un univers grand-guignolesque où apparaissent, vibrants et chaotiques, des corps démembrés ou emportés dans leur mouvement !

    Des têtes de footballeurs extraites d'une revue et découpées en médaillon sont disposées en frise autour de la chaussure qui nous surplombe, prolongées par de petits corps tremblants dessinés au crayon. Le tableau I Love Techno est traversé sur toute sa longueur par un personnage dégingandé dont la tête n’est autre qu’un ballon de foot bariolé de rose, affublé d’un faciès inquiétant. Un tee-shirt déchiré fait office de tronc, une bouteille en plastique forme un bras et des traînées verdâtres dans le prolongement de l’autre bras et des jambes suggèrent le reste du corps.

    Stripped se compose d’un châssis accroché à l’horizontale, sur lequel est fixé un slip dans lequel on a placé une balle de tennis, traversé de part et d’autre par des ficelles tendues, à la façon du célèbre tableau de Picabia, Danse de Saint-Guy, qui pourrait bien donner son titre à tout ce travail où sport, danse et sexe sont conviés, autant de modes de dépense à fond perdu par lesquels le corps jouit et s’aliène.

    Le travail photographique de Ilkka Halso nous fait voir une série d’expériences d’abord réalisées loin des regards, en pleine nature, la nuit. Des parcelles de champ de blé, des arbres ou des fleurs entourés d'échafaudages sont recouverts de bâches, et intensément éclairés. Un carré de blé se transforme en une surface dorée, arraché à la nuit par cette installation qui le met en scène en le plaçant sous les feux de la rampe.
    Ces installations dressées en pleine nature tiennent à la fois du laboratoire scientifique et de l’autel sacré, de l’intervention chirurgicale et de la cérémonie. Elles isolent et protègent la nature en même temps qu’elles la magnifient en la recadrant de façon artificielle. Mises en abyme de ces dispositifs spectaculaires, les photos nous situent parfois à l’intérieur de l’enceinte, sous les bâches, ou montrent l’installation dans son environnement naturel.
    Ces multiplicités de points de vue rendent compte du dialogue instauré par l’artiste avec la nature. L’installation s’y inscrit comme un habitacle l’abritant, mais aussi comme une immense sculpture cubique irradiée de lumière, posée dans un champ.

    Tuomo Manninen photographie depuis 1995 des personnes au travail ou des groupes sociaux. Entre intimité et anonymat, le portrait collectif rassemble des personnes que fédèrent un intérêt ou une activité commune. Group Portrait from Helsinki présente ainsi l’association des amis du sauna de la ville. Certains sont appuyés en maillot contre la rambarde d’un escalier de bois descendant dans la mer, d’autres debout dans l’eau et l’un d’eux assis sur un rebord de béton longeant la mer. Tous regardent vers l’objectif, et une saine félicité se lit sur leur visage, encore trempés et rougis par la baignade. La diversité de leur physique et de leur âge n’empêche pas de leur trouver une certaine ressemblance.
    Manninen fait voir cette heureuse complicité qui les rapproche et soulève une question d’ordre social, celle de l’identité. Dans un monde de plus en plus individualiste, les regroupements d’ordre corporatifs, associatifs ou syndicaux sont autant d’alternatives par lesquelles les choix de vie personnels se renforcent et permettent un sentiment d’identification, à une échelle moins étriquée que la famille et moins abstraite que la nation.

    Räisänen, Halso, Manninen
    Suomi !
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Esther Ségal

    Il y a 13 ans

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    Esther Ségal
    Esther Ségal utilise la photographie pour explorer son histoire personnelle, son héritage familial. Sa première série, Bois de Corps, est traversée par l’expérience du deuil paternel. Ségal s’intéresse alors aux écrits de Jung et, s’appuyant sur la symbolique de l’arbre, comme image paternelle, comme axe reliant le ciel et la terre, elle réalise 32 tirages rythmés par l’idée du rituel de passage, où le corps fragmenté, la dépouille, se libèrent pour se transmuer en un corps lumineux.

    Esther Segal semble avoir fait sienne cette phrase de Gaston Bachelard : « Nous sentons les racines travailler, nous sentons que le passé n’est pas mort ». Le noir et le blanc de la photographie sont les deux pôles entre lesquels elle oscille, le travail d’introspection menant aussi, par moments, à l’écueil éprouvant de l’aveuglement. L’artiste en fait elle-même l’expérience et choisit de noircir intégralement le papier photographique. Puis elle s’empare de l’outil de l’aveugle, un poinçon, avec lequel elle perfore le dos de la surface sensible. La lumière passe à travers les petits trous de ce braille idiosyncrasique comme par un tamis. Il s’agit en fait de mettre en place un système de capture de la lumière pour ne garder que l’essentiel de la photographie : le point lumineux.

    Un renversement s’opère, de la figure au point, de l’image iconique à l’écriture, rapprochant l’artiste de son héritage judaïque paternel. Des analogies lui apparaissent progressivement entre le point lumineux et l’écriture hébraïque. Il existe en effet dans son alphabet une lettre en forme de point, le yod, qui anime la lettre, symbolisant l’âme dans l’écriture. Le papier photographique devient alors le réceptacle de cette écriture lumineuse, et l’artiste réalise sous l’impulsion de cette découverte un polyptique immense de plus de quatre mètres de longueur où les points se resserrent jusqu’à ressembler étrangement aux lettres de l’alphabet hébreux. Ce fin rideau photosensible devient le lieu d’une écriture de la mémoire, condition même de la visibilité.

    Une métaphore de la vision défaillante avec ce que celle-ci comporte de références au péché traverse tout ce travail. De façon quasi dialectique, Segal alterne entre phases d’aveuglement et dépassement de celles-ci par la mise en place de procédés où le hasard et l’imprévu lui ouvrent de nouveaux possibles. Le jeu de dés, le tangram chinois font d’ailleurs également partie de son iconographie.

    Avec l’écriture du braille, le toucher prend le relais de l’œil, la lecture passe par le mouvement des doigts. L’activité de la main devient une planche de salut, une condition matérielle d’arrachement à l’ignorance et à la passivité ouvrant à la libre et laborieuse construction de soi.

    Esther Ségal
    Salon les Inattendus, Paris


    Pour Verso, arts et lettres, n°38, juillet 2005
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Charles Sandison, Rage Love Despair

    Il y a 13 ans

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    Charles Sandison, Rage Love Despair
    Un programme réalisé par Charles Sandison permet à un ordinateur de projeter des mots sur des éléments d’architecture. Dans la pénombre de la galerie, des mots luminescents se promènent tels des électrons libres sur les murs et créent entre eux des relations de nature diverse. Ils se frôlent, se heurtent, ou se chevauchent, rendant leur déchiffrement provisoirement impossible. Quittant leur fonction signifiante, ils deviennent les particules d’une surface qu’ils animent de leur mobilité constante. Des essaims se constituent, s’allongent et s’étirent, et d’éphémères silhouettes humaines émergent que la course aléatoire des mots détruit presque simultanément.

    À la manière d’un organisme vivant, les mots s’agrègent en des structures complexes, dont ils se désolidarisent par la suite pour se reproduire, reconstituant un organisme nouveau d’un fragment détaché de l’ancien. L’artiste donne à ses mots une « vie artificielle.» simulant le comportement de la nature et des humains : Ils naissent, meurent et se reproduisent sous nos yeux. Stupid, ugly, weak… : tout un vocabulaire se bouscule, créateur de discorde et d’affrontement. À la manière d’une armée se déployant stratégiquement, un même mot se démultiplie pour occuper plus d’espace et assurer sa suprématie sur les autres. Une nuée de stupid s’abat sur un petit groupe de ugly et le dissout. Des rapports de forces se dessinent, métaphore biologique de volonté de puissance ou d’instinct de survie.

    La pièce intitulée Rage Love Despair nous conduit à l’idée de vie et de mort, condition de tout organisme vivant. Les signifiants life apparaissent en blanc sur fond noir. Immobiles et solitaires, ils se contentent de clignoter. Des groupes de mots bleus, rouges et magentas viennent les encercler. Leur tremblement maladif, leur capacité à proliférer et à se démultiplier ont un caractère menaçant. En rouge, couleur traditionnellement assignée à l’idée de danger, on lit hate, cruelty, rage, suspicion... En violet, couleur de la passion, apparaissent les mots pain, cold, fear, despair... Ils s’agglutinent autour des life qui parfois se font dévorer. Porteurs de sens, ils sont les acteurs de petits drames visuels auxquels le spectateur participe, suivant l’évolution de cette maladie où virus et parasites s’attaquent aux unités de vie.

    Le fait de recourir aux mots sans jamais les organiser en une syntaxe préserve la fluidité de la signification de l’œuvre. Jouant avec des unités de sens à la relation sans cesse changeante, l’artiste nous laisse en appréhender librement les événements. On peut être attentif au jeu des espacements entre les mots, et interpréter la façon dont ils se regroupent ou s’évitent en l’assimilant à des comportements biologiques, mais aussi sociaux.
    S’ébauche en effet aussi dans ces travaux, de manière subtile, la question du rapport à l’autre. Ces liens entre les mots peuvent se lire comme des expériences de l’altérité, des rencontres vécues sur un mode conflictuel ou constructif, et l’emploi même du langage suggère ce questionnement d’ordre social. On insistera aussi sur le plaisir esthétique que procurent ces mots se déplaçant gracieusement dans l’espace à la façon d’oiseaux ou d’abeilles, évoquant aussi la formation de nuages ou de nébuleuses.

    Charles Sandison
    Rage Love Despair
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    Pour paris-art.com, 2003
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Lisa Ruyter, Can’t See the Forest for the Trees
    Des Nabis en passant par Mondrian, et jusqu’aux récents Cyprès de Jean-Marc Bustamante, la figuration de troncs d’arbres est constamment présente dans les arts plastiques, sans doute parce que le sujet permet de concilier exigence formelle et figuration. Lisa Ruyter actuellement présentée à la galerie Thaddaeus Ropac avec "Can’t See the Forest for the Trees" prolonge encore cette lignée, sous une forme très différente cependant. On sent, à la vue de ces forêts aux couleurs acidulées, que l’étude de l’espace pictural et de ses possibles effets est au cœur de ses préoccupations.

    Des arbres, on ne voit jamais la base ou la cime, mais des segments de tronc qui traversent le tableau dans toute sa verticalité. Dans The Good Earth, le regard butte contre deux larges bandes colorées situées au premier plan entre lesquelles apparaît le reste de la forêt. Sur la droite, un chemin circule avant d’être brutalement et de façon arbitraire fermé par un trait de contour au seuil d’un espace mauve indéterminé.

    Le très grand tableau vertical, Far and Away nous situe, quant à lui, en contrebas d’une forêt dont la ligne d’horizon monte bien au-dessus de notre regard. Un chemin sinueux descend vers nous, jusqu’à nos pieds et renforce cette sensation d’immersion dans l’espace du tableau. On est cerné par une succession de troncs d’arbres très proches les uns des autres, créant une impression de sous-bois étouffant.

    Lisa Ruyter semble vouloir mettre à l’épreuve nos habitudes perceptives et révéler ce qui conditionne ordinairement la circulation du regard en malmenant les règles de la perspective et la logique interne de l’image. Des informations font défaut, contre lesquelles le regard butte, constamment surpris par des raccourcis brutaux et capricieux : les chemins s’interrompent avant d’atteindre la ligne d’horizon, les troncs épais contrarient souvent nos tentatives d’immersion dans l’espace du tableau.

    La palette hardie des tableaux rythme leur surface de manière agressive ou enchanteresse par ses violents contrastes : c’est bien entre ces deux pôles qu’oscille sans cesse l’ensemble de ce travail. Les ombres portées sont lumineuses, d’un bleu profond ou fuchsia, les troncs d’arbres jaunes ou roses, animant la surface de la toile par leurs couleurs pures et saturées, que le voisinage de tonalités pastels apaise subtilement.
    Lisa Ruyter donne à ses forêts une puissance affective par la composition d’espaces hostiles ou bien ouverts au regard, denses ou aériens et que soulignent les contrastes colorés, joyeux ou dramatiques. The Last Hole, seul tableau horizontal de la série, place notre regard à la hauteur des cimes. Des feuilles de couleurs vives se détachent sur le ciel d’un bleu intense, balayées par le vent. Blind Corner séduit par son caractère épuré aux réminiscences japonaises. La luminosité des couleurs et une nuée de feuilles blanches flottant comme des oiseaux dans le bleu du ciel, la composition calme et équilibrée rappellent aussi les derniers travaux en papiers découpés d’Henri Matisse.

    Lisa Ruyter
    Galerie Thaddaeus Ropac, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Sandrine Pelletier, Damoisie

    Il y a 13 ans

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    Sandrine Pelletier, Damoisie
    Diplômée de l’école cantonale de Lausanne (ECAL), Sandrine Pelletier a participé en 2003 à l’exposition Signes des écoles d’art, organisée par le centre Georges Pompidou. Elle y exposait dans un intérieur anglais typiquement cosy et reconstitué par ses soins des broderies représentant des wild boys, adolescents issus du milieu ouvrier anglais que le désoeuvrement conduit à organiser de sanglants combats derrière la maison de leurs parents. En plaçant les images brodées de ces acteurs et de leurs combats dans des cadres dorés, au- dessus du lit ou de la cheminée, l’artiste faisait entrer comme par effraction dans le salon familial cette réalité brutale.

    Pelletier poursuit cette réappropriation d’objets familiers, les prélevant cette fois-ci du monde suranné des grands-mères. L’artiste se glisse d’autant mieux dans leur univers qu’elle manie à merveille la broderie et le crochet, mais le fil qu’elle tire la rapprocherait plutôt de ces ouvrières tisseuses que sont les araignées, faisant proliférer leur ouvrage à l’ombre des ménagères. C’est de façon arachnéenne qu’elle attrape des fragments de réalité pour les jeter en pâture à son imaginaire redoutable. Les caniches, compagnons fidèles comblant le vide affectif de nos grands-mères se convertissent, une fois passés au crible de son humour grinçant, en créatures spectrales et diaboliques tandis qu’un dentier quitte inopinément son antre discret pour aller s’exhiber, fendu par le rire, sur une tapisserie.

    La moisissure gangrène également le salon propret de ces dames, qui répand sur les murs sa présence organique inquiétante. Comme par un effet de contamination, les objets alentour se dotent d’une substance corporelle douteuse les travaillant sournoisement. Les tissus prolifèrent en de secrètes métamorphoses dont la sculpture tentaculaire, Mademoiselle, semble être la triomphale éclosion. Le visiteur est physiquement invité à se joindre à ces jeux de frottements obscènes : au lieu de bénéficier d’un traditionnel livre d’or, il posera confortablement son derrière sur un portrait brodé de l’artiste pour délivrer ses impressions par téléphone, sur sa messagerie personnelle.

    Sandrine Pelletier
    Damoisie
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    Communiqué de presse pour la galerie F. Elbaz, 2005
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

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    Laurent Pariente

    Il y a 13 ans

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    Laurent Pariente
    Une grande installation faite de murs blancs recouverts de craie bouleverse l’espace de la galerie Frank Elbaz. A peine avons-nous poussé la porte que nous sommes rejetés à la périphérie de son habituel espace de circulation. Le nouveau dispositif de Laurent Pariente nargue ainsi le visiteur, le faisant patiemment contourner des murs blancs avant de l’introduire, par une ouverture située à l’exact opposé de l’entrée, dans un nouvel espace.

    Le goulet menant au cœur de la structure donne l’impression d’être absorbé par les murs, puis l’espace se dilate à nouveau, redistribué autour des piliers de la galerie. L’absence d’angle droit dans cette chambre close ajoute à notre sensation de déroute. Où que l’on se place, l’espace semble nous contenir, mais cette sensation contraignante cède progressivement devant la lumineuse blancheur des murs. Recouverte de craie, leur surface absorbe intensément la lumière et convertit ces pans lisses en une surface vibrante et sensible.

    Ce ne sont pas les plâtres qu’on essuie, dans ce non-lieu qui bouleverse nos rapports à l’espace. Comme pour mieux nous rappeler l’ambiguïté qui se crée entre intérieur et extérieur, contenant et contenu, et sur laquelle reposent nos sensations physiques altérées, il arrive que des visiteurs repartent avec un peu de craie sur les vêtements…

    Dans le prolongement de ce dispositif sont également exposées des œuvres de l’artiste réalisées sur des plaques de laiton, de cuivre et de zinc. Pariente écorche, biffe vigoureusement leur surface, marquant des passages, de nouvelles circulations dans ces plaques auparavant homogènes. Par l’amplitude de ses gestes, il cherche encore à investir l’espace, à l’habiter.

    Laurent Pariente
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    Pour paris-art.com, 2004
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    Thème : Arts plastiques
  • Marguerite Pilven

    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Audrey Nervi, Do you Remember me ?

    Il y a 13 ans

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    Audrey Nervi, Do you Remember me ?
    Les tableaux réalisés par Audrey Nervi se déploient au rythme de voyages par lesquels elle prend conscience d’une réalité autre et dont elle photographie les aspects qui la touchent ou la frappent. Cette mise en mouvement du corps et du regard est présentée par l’artiste, se disant «.incapable de peindre » à partir de ce qu’elle voit dans son environnement proche, comme le moteur essentiel de son travail, la condition d’une ouverture à l’autre qui stimule cet acte de peindre.
    De retour à son atelier parisien, elle se réapproprie ces clichés pris à la hâte en les assemblant ou les recadrant, puis en les peignant de manière minutieuse, avec une grande attention portée aux détails.

    Au-delà de leur caractère évident de reportage, ces tableaux rendent surtout sensible un regard, un point de vue sur les choses et le monde qui dépasse les clivages de l’objectif et du subjectif, de l’engagé et de l’intime. La tonalité des peintures effectuées à son retour d’Inde privilégie les lumières d’un gris neutre, une palette de couleurs sourdes et sensuelles. Bien que réalistes, elles ne correspondent guère à cette idée de « couleur locale », si chère à Delacroix de retour de ses voyages. Leur intensité est retenue, le jeu des contrastes atténué. Le simulacre de flou photographique donne parfois l’impression d’une mise au point en train de se faire et rend sensible la question de la distance à tenir avec l’objet.

    Audrey Nervi n’est jamais fascinée, elle opère au contraire des coupes dans le réel, fragmente et isole des objets qu’elle prélève en raison de leur fort pouvoir d’évocation : pompe à essence au design arrogant sur laquelle est écrit en majuscules « Power », vélo adossé contre une palissade, recouvert de jerrican d’eau en plastique, évocation d’une situation de pénurie où l’eau potable se rationne et se vend comme une denrée rare… Ces fragments qui opèrent aussi comme des zoom articulent en un même temps ces mouvements d’appropriation et de mise à distance par lesquels l’image se constitue. C’est ce qui rend par exemple si dynamique ce tableau dont la composition retient une femme allongée contre un mur, dans une rue de Calcutta, à côté de laquelle se trouve une flaque d’eau.
    Son titre, Oasis, peut paraître ironique si l’on songe un instant à la densité bien connue de cette ville, mais aussi poétique, évoquant le moment de répit que prend le personnage, par cette mise entre parenthèses du monde extérieur qu’autorise le sommeil. L’artiste est attentive à cette scène de rue, mais entre aussi en empathie avec le modèle. Cette forme de générosité caractérise aussi la tonalité des travaux d’Audrey Nervi pour qui « le sujet est aussi important que la forme », son « moteur à 50% au moins ».

    Lorsqu’aucun personnage n’est représenté, ce qui est le cas pour beaucoup de tableaux, la vision se concentre sur des objets évocateurs, mis en scène en de micros natures mortes qui prennent sens sur un fond de réalité politique et sociale.
    La série Marche ou Crève alterne les petites compositions isolant une vieille tongue en plastique usée s’enfonçant dans le sable et un cadavre de rat en décomposition. Elle frappe par le décalage entre sa forme minimale et l’éloquence de son message, articulant différents niveaux de lecture qui en densifient la signification. Si elle renvoie aussi bien à des considérations d’ordre écologique que sanitaire, une réflexion plus existentielle travaille également ces vanités contemporaines. Des objets triviaux ou abjects ont remplacé les traditionnelles, et si esthétiques, bougies et têtes de mort pour un constat plus brutal, ancré dans cette « situation pourrie » qui gangrène un pays comme l’Inde. Droit dans le mur, titre d’une autre série, n’est guère plus optimiste. Mais parce que ces tableaux mettent à l’écart une réalité qui serait trop factuelle pour privilégier le point de vue décalé, tout pathos est évacué. La recherche d’une expression qui soit juste, leur mélange de sentiment et de lucidité en font plutôt des propositions profondément humanistes.

    Audrey Nervi
    Do you Remember me ?
    Galerie Frank Elbaz, Paris


    Pour paris-art.com, 2005
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    Thème : Arts plastiques
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    Marguerite Pilven

    Critique d'Art, Commissaire d'exposition

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    Emilie Benoist & Jérôme Zonder, Narratives

    Il y a 13 ans

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    Emilie Benoist & Jérôme Zonder, Narratives
    C’est une même fascination pour le vivant et ses représentations scientifiques qui a motivé Emilie Benoist à présenter ses sculptures et Jérôme Zonder ses dessins chez Eva Hober. Pour l’un comme pour l’autre, l’étude du corps humain a progressivement dépassé le seul enjeu de la représentation pour devenir un sujet d’exploration à part entière et les entraîner dans ce qui peut aujourd’hui s’apparenter à une odyssée de la matière.

    Dès l’entrée de Narratives, le spectateur se trouve au cœur d’un récit qui se déploie autour de lui. Au centre, son double imaginaire Medulla spinalis, figure l’étrange et annonce la traversée des corps qui s’opère dans le lieu, s’appuyant sur une science qui découvre le corps transparent et surtout infini.

    La vision d’ensemble est troublée car la figure centrale, telle un spectre, a absorbé l’ensemble des couleurs sur elle, laissant la matière grise se répandre sur les treize œuvres qui l’entourent. Des dessins à l’encre noire saturés de Jérôme Zonder, aux gris plombés d’Emilie Benoist, la matière même de l’information est manipulée.

    Mêlant leur vision créatrice, Emilie Benoist et Jérôme Zonder invitent à un voyage dans l’imaginaire, à un récit du corps et de sa nature. L’ensemble des pièces qui jalonnent Narratives, comme autant de points dans le temps et l’espace, permettent de prendre la mesure de l’amplitude des mondes qui nous constituent.
    Le cerveau constitue depuis plusieurs années l’objet de prédilection d’Emilie Benoist. Manipulant des produits de consommation courante, elle passe alternativement d’une représentation du cerveau en trois dimensions à sa mise à plat sous la forme de coupes sagittales, entraînant le spectateur dans une traversée fascinante de cet organe où les frontières entre science et imaginaire s’abolissent.

    Cette immersion dans la matière l’autorise à tous les bouleversements d’échelles, pour une perte progressive de repères avec le réel. Sans dessus-dessous est une sculpture reproduisant une dégénérescence cellulaire d’Alois Alzheimer dont l’œilleton placé au centre télescope le spectateur dans un fragment de galaxie. La pièce intitulée Ce Monde poursuit ce va et vient ininterrompu du volume au plan, de l’objet en 3D au paysage étendu. Des feuilles de journaux saturées de graphite gardent en mémoire la trace de leur manipulation antérieure et décrivent par leur relief rocailleux un paysage originel.

    Dès ses premiers autoportraits, Jérôme Zonder a mis en place une technique de dessin pointilliste pour aller au-delà de la surface visible du corps, plonger dans le vertige de sa réalité atomique infiniment labile. Dans Macrophage O, la représentation d’une subjectivité fermée sur elle-même cède le pas devant la réalité biologique d’un corps ouvert. C’est la fragilité du sujet menacé de dissolution que Zonder pointe en travaillant simultanément le corps à différentes échelles.

    Dans la mesure où le sujet se construit lui-même à travers le récit de ses expériences, la notion de narration se lie étroitement chez Zonder à celle d’identité. Ses bandes dessinées : Je et Visite Guidée déploient des univers chaotiques qui s’apparentent à une guerre des récits, à une arène dont individus ou cultures se disputeraient la suprématie. Symbolisant tout autant les tensions entre l’individu et la masse que les conflits géopolitiques, Zonder traite la matière du récit comme un prolongement idéologique de pulsions destructrices. Il anticipe également le pire : la vision d’un monde dans lequel produire du récit s’assimilerait à créer les conditions de sa survie.

    Emilie Benoist & Jérôme Zonder
    Narratives
    Galerie Eva Hober, Paris


    Communiqué de presse pour la galerie Eva Hober, 2006
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    Thème : Arts plastiques