Jacques Grison ne semblait pas dominé par sa propre obsession, ses innombrables retours sur les lieux avaient pris l’allure d’une quête abyssale d’indices. Il évoquait souvent un fait : la distance particulièrement réduite qui devait exister entre les poilus et les soldats allemands. Cette proximité devait rendre absolument irréfléchi l’acte de tuer. Dans le corps à corps, la question « c’est lui ou moi » n’a pas le temps d’être posée. Nous sommes allés jusqu’à la pointe de la côte des Éparges, deux ou trois jeunes personnes munies d’appareils photographiques sont arrivées, et, au loin, derrière nous, il y avait un groupe de personnes âgées avec leur guide. D’un côté le tourisme de guerre, de l’autre, des gens qui cherchaient sans doute à vivre leurs impressions à l’aide d’un viseur – je veux dire par là qu’ils redoublaient les possibilités de posture de l’œil. Je pensais qu’ils ne prenaient pas seulement des photographies mais qu’ils se donnaient aussi une chance de voir autrement les lieux, comme si leur instrument de vision était en mesure de leur révéler ce qu’ils ne voyaient pas. Sur ces territoires de la Grande Guerre, l’usage de l’appareil photographique exacerbe la relation entre le visible et l’invisible – ce qui perturbe l’ordre des mémoires par l’incursion de l’instant présent du cliché.
Henri-Pierre Jeudy
[1] - Vladimir Jankélévitch
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Imaginaire contemporain de la Grande Guerre,
Henri-Pierre Jeudy et Maria Claudia Galera,
Editions Châtelet-Voltaire, 2013
16 photographies de Jacques Grison