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Timothée Rolin

Timothée Rolin

Artiste conceptuel

www.timotheerolin.net

Créateur du site Internet ADaM-Project (2002), Timothée Rolin axe son travail artistique sur l'archivage de nos vies par les bases de données informatiques. Il s'est notamment contraint durant dix ans à prendre en photo quotidiennement ses moindres faits et gestes puis à les indexer dans une base de données en ligne.
  • Manuscrit.com - De la photographie comme preuve de l'existence
    Comment accepter d'être passé sans disparaître complètement, comment fixer la mémoire de l'instant, comment l'organiser, toutes questions auxquelles chacun peut se trouver confronté un jour, Timothée Rolin a tenté de les résoudre dans un dispositif informatique ambitieux, une base de données existentialiste ouverte à tout ceux à qui le présent ne suffit pas.

    Adam project, c'est d'abord l'addiction à une machine : l'appareil photonumérique, à la fois oeil et écran. WYSIWYG (What You See Is What You Get). L'oeil technique se retourne sur celui qui le porte. La restitution est instantanée et fascinante. Janvier 2001, Timothée Rolin décide de se photographier chaque jour selon un protocole précis.

    C'est ensuite la banalisation d'un geste qui se confond avec le regard, devenu aussi nécessaire que le souvenir lui-même. A ce moment, l'objet de Timothée Rolin n'est plus l'exception, mais la répétition et la superposition des "morceaux de réalité".
    En janvier 2002, il commence à constituer une base de données de toutes ses journées et ouvre son site aux instantanés des internautes. Le phénomène des 'weblogs', ces journaux intimes en images est largement répandu sur le web. Il y introduit la fonction statistique de l'informatique et surtout l'histoire d'un réseau.

    Aujourd'hui, que chacun peut devenir son propre média, il n'a jamais été aussi simple de prolonger la trace de son existence à travers eux. Pris entre l'instant et son exhibition, l'unique et sa répétition, le projet Adam arbore le spectre de nos vies quotidiennes.


    Dans son premier livre Americana, Don Dellilo décrit cette illusion qui consiste à penser prolonger la durée et l'espace de nos existences à travers les médias. Nous sommes au début des années 70, la télévision commence juste d'opérer sa fascination, il écrit "Je est partout, l'image se dilate, la vie rétrécit". Et vous, arrivez-vous à vivre et à vous regarder vivre ?
    Absolument pas. Malgré tous mes efforts.

     
    Votre intention au départ du projet était de fabriquer une greffe informatique à votre mémoire naturelle, craignez-vous de perdre la mémoire...
    J'ai plutôt une bonne mémoire et je ne crains pas de la perdre. Ce que je cherche avec une telle "greffe" est plutôt l'amélioration de ma mémoire naturelle. Par exemple, il est très difficile pour une personne normale de se souvenir avec précision de ce qu'elle a fait le 15 mai de l'an dernier à 18h30, à moins que ce jour soit marqué d'un évènement mémorable (comme le 11 septembre 2001). Cet outil ne se substitue donc pas à ma mémoire, il me permet simplement de répondre avec précision et rapidité à certaines questions comme : combien de fois ai-je rencontré cette personne ? combien de fois suis-je allé dans ce lieu ? Qu'y avait-il d'écrit sur ce document que j'ai perdu depuis ? etc. Aujourd'hui, l'informatique et les bases de données offrent la possibilité de se créer un tel outil.
     
    Une sorte d'existentialisme statistique… Qu'est-ce qui vous intéresse dans la répétition, dans votre vie, dans celle des autres ?
    L'informatique offre une autre forme d'intelligence et d'analyse que celle de notre cerveau. Nous sommes très à l'aise pour manipuler des symboles mais perdus dès qu'il s'agit de traiter des informations statistiques ou mathématiques en grande quantité. Cette mémoire n'a de sens que parce que justement elle offre cette autre façon de représenter le souvenir.

    Quelle confiance accordez-vous à Internet comme lieu et support de mémoire ?
    Aucune. C'est d'ailleurs un point qui m'obsède.
     
    Pourquoi avoir choisi la photographie. Pourquoi la pose plutôt que le mouvement, l'image plutôt que le verbe...
    La photographie, car c'est elle qui est à l'origine de ce comportement. C'est l'utilisation d'un appareil numérique au quotidien qui m'a inspiré l'idée de cette extension. Aussi, tout simplement, car le geste photographique m'est beaucoup plus naturel que la vidéo ou l'écriture. Et puis l'image plutôt que le verbe car plus efficace comme "enregistreur".
     
    Est-ce que cette rapidité n'est pas trop facile justement. Quelle part d'invention réservez-vous à cette capture ?
    Cela DOIT être facile. La capture d'informations devrait idéalement être complètement transparente. Je ne réserve donc presque aucune part à l'invention. L'invention est dans la manipulation des informations récoltées.
     
    Comment envisagez-vous la mise en réseau de ces fragments. Allez-vous superposer les images prises dans un même temps, dans une même zone...
    L'interface va très vite permettre de mêler des journées aux dates identiques et autorise déjà le regroupement d'images par thèmes : lieux, personnes, couleurs, objets etc.

    Quand vous est venue l'idée d'accueillir sur votre site les journées des internautes ?
    Le 12 décembre 2001, Antoine Moreau m'a proposé de participer à la Copyleft Démo le 18 Janvier 2002. Il fallait donc que je trouve un projet qui puisse illustrer la notion de Copyleft. A cette époque j'étais en pleine réflexion à propos de cette mémoire. J'ai commencé alors à lister les contraintes que je m'imposais naturellement depuis déjà quelques semaines. Mon travail pour cette démo serait l'application de ce dispositif durant une journée. Naturellement, il fallait ensuite que toute personne puisse s'approprier ce dispositif et éventuellement le modifier. J'ai donc conçu le site pour qu'il puisse accueillir un nombre illimités de journées et de participants.
     
    Cette mémoire quotidienne n'est pas silencieuse, vous proposez aux auteurs de légender chacune de leurs images. Quelle importance accordez-vous à ces infratextes....
    Ils sont essentiels. Je tiens à ce que ce site ne soit pas qu'une simple banque d'images mais d'abord une histoire qui nous est racontée. DES histoires, devrais-je dire. Et à travers le système mis en place, elles peuvent être celle d'une personne, d'un groupe, d'un lieu, d'une époque, d'un évènement, d'un objet etc.

    "ne pas faire de jolies photos". Pourquoi avoir posé cette condition, arrivez-vous à la faire respecter, la respectez-vous ?
    Ce qui compte pour moi avant tout dans une photo aujourd'hui, c'est son caractère informatif. J'ai besoin qu'elle contienne le plus grand nombre d'indices susceptibles de stimuler ma mémoire et de me permettre de reconstituer mentalement un moment. Une jolie photo n'est que décorative, esthétisante. Une belle photo peut être tout à la fois. Et je pense respecter cette contrainte même si j'ai parfois quelques égarements.

    Avec la facilité de capture de ces appareils, la tentation est grande de se photographier incessamment. N'y a-t-il pas le danger de voir l'action de l'appareil numérique se substituer à celle de la mémoire naturelle ?
    Je n'ai jamais eu le sentiment que cette banque d'image se substituait à ma mémoire. Ce serait comme de dire que la photo a remplacé la peinture. Il n'y a pas d'opposition entre une volonté de stocker des images et le fonctionnement de sa propre mémoire. Ce ne sont que des stimulants. Elles permettent au contraire de réveiller en soi des souvenirs et donc des sensations. Un peu comme lorsque l'on entend un morceau de musique lié à une période antérieure de notre vie, ou que l'on retrouve une odeur familière. Ces images sont finalement assez peu de choses. Elles ne sont que de faibles indices, des points d'entrées et c'est, ensuite, à notre mémoire de faire le reste. Ces images me semblent donc n'être qu'un complément. Ni plus, ni moins.

    Qu'est-ce qui détermine chez vous la décision de photographier. Vous est-il arrivé de ne pas pouvoir le faire…
    Je photographie les instants "clef". Je sors de chez moi, je prends le métro, je rencontre quelqu'un, je retire de l'argent etc. Tout ce qui selon moi articule ma journée. Si je patiente durant 3 heures je ne prendrai qu'1 ou 2 photos alors qu'en marchant en ville je pourrais prendre 20 photos à la minute. Il m'est arrivé de ne pas pouvoir photographier durant 2 jours (j'avais prêté mon appareil à Edouard Boyer, Cf. ADaM) et cela repose, permet de respirer. C'est très pesant de devoir sans cesse penser à tout capturer.

    Quand vous contemplez ces photos, cette veille existentielle, qu'éprouvez-vous ?
    Cela perturbe ma notion du temps. Ma mémoire range les souvenirs d'une manière qui n'est pas toujours chronologique ni très précise dans la description des détails. Deux évènement très proches dans le temps peuvent paraître très éloignés dans notre souvenir. Être confronté au déroulement "objectif" des évènements annihile le temps au profit d'une vision presque omnisciente de sa propre vie. C'est perturbant mais aussi très excitant.

    Vous comparez Adamproject aux Ailes du désir de Wim Wenders...
    C'était une comparaison formelle. Je faisais référence à la succession des pensées que l'ange perçoit lorsque qu'il passe à proximité des personnes qui l'entourent. On retrouve un peu ce sentiment sur ADaM lorsque, suite à une recherche thématique, tous les commentaires des participants s'entremêlent.
     
    Vous dites qu'Adamproject n'est pas une exhibition, quelle image décrit le mieux votre intention.
    ADaM n'est pas l'exhibition de cette mémoire car il n'en apparaît qu'une parcelle. J'ai aujourd'hui plus de 6 mois de ma vie heure par heure et je n'ai mis en ligne que 16 ou 17 journées, je crois.

    Est-ce que ce partage de leur intimité, aussi virtuel soit-il, ne donne pas envie aux internautes de se rencontrer, certaines de ces rencontres ont-elles été photographiées ?
    Ce n'était pas mon ambition de susciter des rencontres. De fait, elles ont eu lieu. Le meilleur exemple est celui de Manu qui m'a contacté après avoir visité le site et m'a annoncé qu'il connaissait Mohini, une bonne amie à qui j'avais demandé de participer au tout début. Nous échangeons quelques mails et il participe à ADaM. Puis il m'apprend qu'il connaît également Caroline Hazard une amie qui elle aussi a participé. Nous avons finalement organisé un déjeuner tous les quatre. J'ai bien sûr tout photographié.

    Si on vous retire votre appareil photo, que faites-vous…
    La photo n'est pas un but en soi pour moi. Ce qui m'intéresse avant tout, c'est l'utilisation des systèmes propres à l'informatique et à l'internet (bases de données, réseau, statistiques, intelligence artificielle) pour raconter des histoires. Alors, pourquoi pas n'utiliser que le texte, le son, la vidéo, le dessin, des chiffres ou tout ça à la fois. Ce qui m'importe, encore une fois, ce n'est pas tant le support de l'information, que sa quantité et ce que j'en fait.
     
    Quels sont ces projets ?
    Sur le thème de la mémoire, nous préparons avec le collectif Minit-L (http://www.minit-l.net), un projet de longue haleine qui ne sera prêt vraisemblablement que d'ici 2 ou 3 ans. L'idée maîtresse est d'aborder l'intelligence artificielle sous le seul angle de la mémoire. En deux mots : construire une mémoire artificielle dans le but de raconter une histoire, une fiction.
    En préfiguration de ce projet nous lancerons le site officiel de Minit-L aux alentours d'octobre 2002.

    En plus de cela, je collabore avec l'artiste Edouard Boyer sur un site qui verra le jour vers la rentrée sur le thème du sondage, ou plus exactement son détournement à des fins artistiques. Et enfin, une vidéo permettant de me suivre heure par heure durant six mois. J'espère avoir le temps de la réaliser cet été.
    Suite
  • Artmédia 8 - ADaM

    Il y a 16 ans

    / Présentation

    • 1 - Présentation d'ADaM à Artmédia 8 en 2002
      Présentation d'ADaM à Artmédia 8 en 2002
    • 2 - Six mois à Main d'Oeuvre en 2002
      Six mois à Main d'Oeuvre en 2002
    J’ai lu très récemment dans le journal Libération un article à propos du projet MyLifeBits. Celui-ci consiste en la numérisation exhaustive de tous les objets personnels d’un individu : photos, vidéos, disques, factures, conversations téléphoniques, etc. Ceci afin de constituer une sorte de cerveau de secours capable, à l’aide d’un moteur de recherche, de retrouver instantanément n’importe quel détail de la vie de l’individu en question. En l’occurrence, il s’agit de l’américain Gordon Bell, père du mini-ordinateur chez Digital Equipment. Ce projet est financé par Microsoft et est dirigé par cinq chercheurs du Media Presence Research Group à San Fransisco. Il compte aujourd’hui plus de 20 000 documents écrits, 40 000 e-mails, 8 000 photos, 7 giga-octets de musique et 3 giga-octets de vidéos. Afin de rendre le moteur de recherche efficace et pertinent chacun des enregistrements de la base de données est associé à des mots clés décrivant l’objet en question. Ce projet cherche à appliquer une utopie énoncée en 1945 par Vannevar Bush et nommée Memex : "appareil dans lequel une personne stocke tous ses livres, ses archives et sa correspondance, et qui est mécanisé de façon à permettre leur consultation à une vitesse énorme. Il s'agit d'un supplément agrandi et intime de sa propre mémoire".

    L’informatique autorise désormais un tel rêve. D’abord, parce que les moyens de numériser, d’archiver et de retrouver l’information sont devenus performants et ensuite, parce que, de plus en plus, les objets que nous manipulons au quotidien se virtualisent : nous envoyons et recevons des mails, nous prenons des photos numériques, nous écoutons de la musique numérique, nos factures deviennent numériques, notre argent également et tout va dans ce sens. D’un autre coté, notre mémoire naturelle est souvent défaillante. Notre cerveau qui est très à l’aise lorsqu’il manipule des symboles devient par contre subitement extrêmement peu efficace lorsqu’il s’agit de traiter des données mathématiques ou statistiques en grand nombre. Difficile de se souvenir avec exactitude de ce que nous faisions le 5 mai 1996 à 17h15, par exemple. Il faudrait chercher très longtemps. Essayer de recouper avec des événements majeurs, faire preuve de déduction pour sûrement n’arriver à aucun résultat. Un ordinateur pourra prendre moins d’un millième de seconde pour afficher toutes les informations relatives à cette date, extraites d’une base de données bien construite : lieu, personnes, objets, photos. L’ordinateur nous présentera instantanément tous les éléments nous permettant de nous représenter précisément le moment souhaité. On comprend alors que le projet du MylifeBits n’est pas qu’une vaine tentative mais bien quelque chose qui risque de se généraliser d’ici quelques décennies tellement l’idée du surhomme est séduisante. Nous aurons alors tous notre greffe mémoire artificielle connectée au réseau et accessible aussi bien depuis notre téléphone portable que depuis notre téléviseur ou depuis je ne sais quelle autre machine miniaturisée, greffée à même le corps. Notre vie, notre mémoire, se présentera à nous de façon limpide, plane et objective. Plus de doute, plus de confusion, plus d’à peu près. Nous aurons tous notre Google personnalisé.

    ADaM est né d’une démarche analogue. L’utilisation quotidienne et de plus en plus frénétique d’un appareil photo numérique m’a conduit à chercher un système d’archivage efficace pour m’y retrouver parmi les dizaines de milliers de photos que je prenais. Alors que ma réflexion à propos de la façon d’indexer mes images s’affinait, elle influença dans le même temps et progressivement ma manière même de prendre des photos. Je commençais à m’imposer naturellement des contraintes sur mes sujets. Prendre systématiquement les personnes que je rencontrais, les objets que j’utilisais, les lieux dans lesquels j’allais, etc. Tous mes faits et gestes devaient être retranscrits à travers quelques dizaines, voir quelques centaines de photos par jour et facilement indexables dans ma base de données. Chaque photo serait bien sur horodatée et commentée puis décrite à l’aide de mots clés. La base de données serait accessible en ligne afin que je puisse la consulter depuis n’importe où, et un moteur de recherche me permettrait d’afficher les résultats selon le critère de mon choix : la date, l’heure, la couleur dominante, le lieu, les personnes, un objet, la météo etc.

    Le 8 décembre 2001, Antoine Moreau me proposa de participer à la "Copyleft démo" du 18 janvier 2002. La license Art-libre est la transposition à l’art du principe des logiciels open source (Open software license) : un logiciel sous cette licence est fourni avec le code source qui le constitue. N’importe qui est en droit de le modifier et de distribuer sa nouvelle mouture tout en en indiquant la provenance. Les participants à la "Copyleft" devaient donc illustrer ce principe appliqué à une œuvre d’art. Alors en pleine réflexion à propos de ma greffe mémoire, je décidais de lister les contraintes que je m’appliquais quotidiennement et de présenter le résultat d’un tel dispositif sur une journée. Chacun serait libre ensuite de s’appliquer ce dispositif durant une ou plusieurs journées tout en modifiant les contraintes. Afin de recueillir les participations, je conçus une base de données et l’interface permettant de la parcourir depuis Internet. Cette base de données deviendrait alors la mémoire non plus d’une seule personne mais d’une communauté et les recherches effectuées à l’aide du moteur se feraient sur l’ensemble des journées des participants.

    À la façon d’un journal intime, les journées peuvent bien sûr être parcourues de façon linéaire et chronologique. Mais la présence d’un moteur de recherche et d’une base de données autorise tous les rapprochements sémantiques possibles. La perception de l’histoire d’une communauté constituée par l’ensemble des participants se fait alors de façon complètement combinatoire. Le chemin emprunté pour parcourir cette mémoire collective devient celui de chaque visiteur. L’histoire qui nous est racontée peut être celle d’une personne, mais aussi d’un objet ou d’une couleur selon le mot que nous aurons saisi dans le champ de recherche. Il n’y a plus d’autre point de vue que celui du visiteur qui va parcourir un système cohérent, organique et autonome.
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