Le corps sensible à l’œuvre dans le contemporain

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« Le corps sensible à l’œuvre dans le contemporain. Marche et kinesthésie », in François Soulages, Alberto Olivieri, Ricardo Biriba et Ariadne Moraes (dir.), Le sensible contemporain, Presses de l’Université Fédérale de Bahia, pp 237-247

L’esprit, dans sa liberté, meut le corps et c’est par ce moyen qu’il accomplit une action dans le monde spirituel lui-même. Edmund Husserl[1] La marche réduit l’immensité du monde aux proportions du corps. David Le Breton[2] Parce que la marche conduit depuis des siècles nombre de penseurs à créer, il semble nécessaire de s’interroger sur les pratiques artistiques actuelles consistant à replacer le corps au centre d’un processus de réflexion sur le sensible. Parmi les nombreuses pratiques artistiques itinérantes, la marche comme mode opératoire occupe une place non négligeable au sein du contemporain. Si certains artistes, inspirés notamment par des pratiques et une littérature ayant trait à la mobilité, expérimentent différents modes de déplacement, il semble pourtant que la marche soit privilégiée afin de mettre à l’épreuve la relation sensible se tissant entre un corps et son environnement immédiat. Aussi, à l’époque contemporaine, les espaces naturels – si tant est qu’ils aient survécu – cèdent leur place aux espaces urbains comme terrains d’investigation de ces artistes en quête d’une représentation possible du contemporain. Les expériences réalisées dans l’espace urbain placent le corps comme medium privilégié de l’acte artistique. Cependant, comment ce dernier perçoit-il l’environnement dans lequel il s’immerge ? En quoi le corps sensible, par le rythme et la stature qui le caractérisent, conduit-il à repenser la relation à l’espace et au temps du contemporain ? Comment s’articulent le tactile et la vue au sein d’un processus créatif mobile ? En quoi ces œuvres interrogent-elles le corps éprouvé, mais aussi la société dans laquelle il évolue ? On s’attachera à interroger la relation se créant entre l’expérience du corps mobile et la perception de l’environnement traversé, en prenant appui sur des œuvres d’artistes et collectifs pour lesquels la marche demeure le medium de prédilection. Il semblerait que ces travaux invitent à réinterroger la perception de l’espace et du temps du contemporain, à partir de processus mis en œuvre afin de contraindre une pratique non-engagée de la marche. Enfin, il sera question d’interroger les enjeux de telles pratiques à une époque où la société impose un rythme et une occupation des territoires semblant aller à l’encontre de telles dé-marches. Les pratiques artistiques itinérantes contemporaines ont pour particularité de relever bien plus du fait de se mouvoir que du simple mouvement du corps. Edmund Husserl[3] distingue à juste titre deux attitudes possibles d’un corps mobile : alors que le mouvement est un fait objectif, ne changeant rien au monde matériel, le « se mouvoir » s'exprime par les sensations kinesthésiques. Pour le philosophe, le système kinesthésique constitué par des « sensations kinesthésiques » désigne un champ sensoriel assemblant champ visuel et champ tactile. Husserl met ainsi l’accent sur la relation entre la faculté de percevoir un monde objectif et la capacité d’agir sur ce monde. Ce système kinesthésique prend forme au sein d’un corps mobile, évoluant au sein d’un espace ; la kinesthésie déterminant notamment la perception visuelle de l’individu mobile. Alors que les modes de déplacement motorisés engendrent certes une modification de la perception et un mouvement, le déplacement à pied conditionne une mobilité de tout le corps ouvrant à un champ plus large de perception d’un environnement. Pour Husserl, la marche se définirait comme l’expérience qui permettrait de saisir notre corps dans sa relation avec le monde. C’est par lui que l’on expérimente l’environnement comme une unité, en pratiquant les trajectoires. Si le corps bouge, le monde aussi et c’est ainsi que l’individu parviendrait à distinguer le soi de l’autre, dans la continuité d’un mouvement amenant à comprendre les rapports réciproques entre ces deux entités. Le corps apparaît alors comme révélateur de soi et du corps de l’autre, qu’il soit corps-propre ou corps-objet. Le corps serait alors replacé au sein d’un processus d’appréhension d’un espace dont il deviendrait le principal outil d’analyse et de perception. On peut constater que les pratiques contemporaines de la marche invitent à réinterroger la place du corps à une époque où la mobilité généralisée domine les modes de faire et conduit surtout à la dépendance envers le déterminisme des machines. Si, depuis la fin du XIXème siècle, les régimes de vision sont notamment conditionnés par cette mise en marche de la vitesse, tant en peinture avec le Futurisme, qu’avec l’avènement du cinéma, incarnation de cette “esthétique de la disparition“ dénoncée par Paul Virilio[4], pratiquer aujourd’hui la marche dans le champ artistique impose de fait de se positionner en retrait du dictat des modes de transport. Car, avec la voiture, l’avion ou encore le train, le corps est placé au second plan, non plus à l’initiative du déplacement, mais subissant la mobilité. Si ces pratiques mobiles n’empêchent pas tant l’émergence d’œuvres interrogeant avec justesse le contemporain de cette société mobile et la vitesse comme mode opératoire de ces images, il n’en demeure pas moins que le corps ne se positionne pas au centre de telles interrogations. Il en est de même pour des pratiques dont la finalité demeure l’image, plaçant entre l’opérateur et la réalité, cet écran, limitant ainsi les sensations et perceptions directes offertes par la mobilité.   Parce que le contemporain invite aussi à vivre virtuellement l’immédiateté de l’ici et maintenant et, parce que l’ici ne se distingue plus de l’ailleurs dans un monde virtuel retransmis par les écrans qui nous entourent, le corps est alors perçu par l’intermédiaire de l’image. Les nouvelles technologies rendent possible le voyage virtuel et immédiat par le biais d’écrans d’ordinateurs, de moniteurs télévisuels ou de téléphones portables. Le paroxysme de l’ère visuelle s’incarne dans la “machine de vision“ dénoncée par Paul Virilio[5] considérant qu’elles représentent l’aboutissement de l’évolution des technologies visuelles à l’ère du tout virtuel. A cette représentation froide et distante du monde par le biais de l’image-caméra, telle une “vision armée“ décrite par Jordan Crandall[6], se confronte l’expérience directe du corps percevant l’environnement éprouvé. Ces pratiques contemporaines déambulatoires s’attachent à replacer le corps au sein d’un processus d’expérimentations du contexte spatio-temporel dans lequel il s’immerge. Car la particularité de ces œuvres est de relever du performatif et de prendre toute leur importance au sein de l’ici et maintenant de l’expérience vécue corporellement. Toute représentation a posteriori a l’inconvénient de ne figurer que la trace d’une actualité passée, dénuée de toute l’intensité d’une telle expérience. Exception faite de certaines pratiques associant, dans le concept même du processus artistique, l’image, fixe ou en mouvement, et sur lesquelles on sera amené à s’attarder.   Ainsi, la marche a constitué très tôt un moyen de faire émerger la pensée. Preuves en sont les nombreuses œuvres littéraires qui, à la fois interrogent cette tactique déambulatoire, mais aussi sont nées de la pratique de ces itinérances. Si bon nombre de penseurs marchent, ceux qui ont impliqués leurs réflexions à l’itinérance sont plus rares. Parmi ces derniers, Rousseau expérimente la marche afin de faire émerger la pensée. Il l’appréhende comme expression du bien-être, de l’harmonie avec la nature, de la liberté et de la vertu. L’ouvrage intitulé les « Rêveries du promeneur solitaire[7] » est né de ce rapport entre la pensée et la marche, mais sans pour autant constituer une réflexion en tant que telle sur cette pratique. Alors que cette œuvre est contemporaine de l’émergence de la marche comme « art de vivre », d’autres écrivains, notamment au XIXème siècle, ont su élaborer des œuvres au sein desquelles la pratique de la marche occupe une place centrale. Pour des auteurs comme Henry David Thoreau[8] et Karl Gottlob Schelle[9], il s’agit avant tout d’expérimenter quotidiennement la marche, d’en faire l’expérience sensible et d’inviter le lecteur à s’y adonner. Car ils proposent bien plus qu’un point de vue sur l’état du corps en marche ; ils tendent à offrir une description et une réflexion sur le paysage traversé en référence aux sensations corporelles alors mises à l’épreuve.   Au sein du contemporain, la marche est appréhendée afin de replacer l’individu dans un environnement le plus souvent urbain et de fait bien plus complexe à percevoir. S’il semble que la vue soit le sens le plus sollicité au sein d’un espace urbain dense, les expériences proposées par le collectif Ici-même[10] invitent à percevoir ce contexte environnant par le biais de la complémentarité de différents sens. Aussi, ont-ils proposé lors des workshops mis en place en avril 2009 à Paris dans le cadre de l’exposition En Marche[11], des ateliers invitant les participants à déambuler par deux dans le 15ème arrondissement. Alors que celui conservant les yeux ouverts tient le rôle du guide et accompagne le guidé par un geste délicat du bras devenu pour l’occasion outil d’orientation, le guidé, gardant les yeux fermés, est invité à appréhender la ville en aveugle, ne percevant que quelques formes à travers le masque que constituent les paupières. Dès lors, le son et le touché occupent la place monopolisée d’ordinaire par la vue. Les distances se mesurent à l’aune des variations hertziennes, tandis que les dénivelés du sol, d’ordinaires imperceptibles, composent toute une panoplie de textures variées. La vue n’est pourtant pas absente de l’expérience. A travers le voile des paupières, on perçoit des formes variant en fonction de la luminosité traversée. Aussi, l’entrée dans un lieu sombre, clos et humide comme un parking ou tunnel, peut conduire à ressentir cet environnement comme impropre à la présence humaine. Le guide, quant à lui, a la responsabilité de créer la narration de l’expérience, de faire varier les atmosphères tactiles, sonores et lumineuses traversées. Son corps doit prendre la consistance des deux corps réunis afin de parer au danger, comme de jouer avec les limites et les sensations du corps du guidé. L’espace urbain devient la scène de fictions improvisées, invitant à appréhender le quotidien comme un jeu continu entre espace et corps y déambulant. Le collectif Ici-même place au cœur de ses problématiques ces questions de fictions, d’interventions, d’interactions avec la ville et ses acteurs. Les autres corps des passants sont alors sollicités au même titre que l’environnement bâti. Ils sont perçus et deviennent à leur tour les acteurs d’un théâtre éternel, principale source d’inspiration et d’étude pour ces « marcheurs planétaires[12] ». Attisant tous les sens, les méthodes mises en œuvre par le collectif conduisent à rendre sensible les corps contemporains à un environnement quotidien urbain devenu, depuis l’avènement de la société urbaine[13], de moins en moins propice à son immersion dans la ville. Le corps redevient dès lors la mesure et l’échelle de l’espace éprouvé, il devient l’instrument de mesure de la trajectoire effectuée, il est comme replacé au centre du système circulatoire des transports. Les perceptions sensorielles mises en éveil dans ces pratiques de la marche conduisent à redéfinir la ville, inventant un autre usage du monde, tout à la fois poétique et fictionnel. Le corps ne subit, ni n’éprouve pas tant l’hostilité de la ville contemporaine, mais tente de jouer avec cet environnement qu’on est alors conduit à percevoir différemment sur un mode onirique et fantaisiste. Cette approche n’est pas sans rappeler celle de la flânerie baudelairienne, pratiquée dans les passages parisiens durant le XIXème siècle. Tenant en laisse une tortue, les marcheurs optaient pour une déambulation lente, invitant à percevoir et à s’imprégner de l’environnement traversé. Cette pratique consiste à déambuler dans l’espace urbain en abordant une attitude d’écoute de l’espace et du temps. Ainsi, le flâneur, figure que décrit pour la première fois Charles Baudelaire comme étant celle d’un philosophe, poète ou artiste se délectant de « l’esthétique du nouveau et du choc, du spectacle sublime du mouvement infini des foules anonymes » qui, selon lui, équivaut à la modernité. Le flâneur baudelairien apparaît comme la figure annonciatrice de mouvements qui placeront les expériences déambulatoires urbaines au cœur de leur propos. Tel est le cas notamment pour les projets mis en œuvre par les artistes cités. Lorsque le collectif Ici-même réalise un  transect où la ligne droite, matérialisant la méthodologie employée, est symbolisée par un tuyau long de plusieurs mètres et reposant sur les épaules des participants, l’objet impose de fait un ralentissement et l’appréhension pour chaque marcheur des attitudes des autres “porteurs“. Il en est de même pour les participants aux déambulations proposées par Gustavo Siriaco[14] et Andrea Sonnberger où les marcheurs sont englobés dans un élastique et doivent déambuler ainsi. Alors que la tortue du flâneur ralentie le rythme, avec un tel procédé, la cadence varie en fonction des attitudes des différents corps présents à l’intérieur du dispositif. Au-delà de la vision, ce sont les sensations kinesthésiques qui sont sollicitées dans une logique de prise de connaissance et de compréhension du corps de l’autre. Le groupe forme alors un seul corps sensible à l’environnement traversé. Pour David Le Breton, « la marche est une méthode d’immersion dans le monde, un moyen de se pénétrer de la nature traversée, de se mettre en contact avec un univers inaccessible aux modalités de connaissance ou de perception de la vie quotidienne. Au fil de son avancée, le marcheur élargit son regard sur le monde, plonge son corps dans des conditions nouvelles[15] ». Elle est pour l’auteur une méthode tranquille de « réenchantement de la durée et de l’espace[16] ». Seul ou à plusieurs, l’individu fait l’expérience du face à face avec l’environnement traversé. La particularité de la marche vécue comme expérience sensible la distingue des autres modes de déplacement car elle replace in fine le corps au centre du sujet.     Mais ce n’est pas pour autant que l’action artistique consistant à se mouvoir dans l’espace doit exclure de fait toute utilisation d’un appareil d’enregistrement ou toute représentation a posteriori de l’expérience vécue. Le système kinesthésique associe le tactile et le visuel comme sens complémentaire ouvrant à une représentation de la trajectoire effectuée. Aussi, lorsque certains artistes mettent en œuvre des processus dans lesquels l’outil d’enregistrement – qu’il s’agisse d’une caméra ou d’un appareil photographique – devient acteur de la marche et contrainte au sein du concept que s’impose l’opérateur, l’image ainsi produite pourrait révéler à la fois cette perception visuelle du déplacement, mais aussi la place occupée par un outil appréhendé tactilement. Ainsi, Laurent Malone et Dennis Adams ont effectué en 1997 une marche de Manhattan Dowtown à l’aéroport Kennedy de New York en suivant l’itinéraire le plus direct possible traversant différents quartiers, la voie express et un cimetière, en onze heures trente de marche. Equipés d’un appareil photographique muni d’une focale de 35 mm qu’ils devaient se partager, ils pouvaient effectuer un nombre illimité d’images, fonctionnant par paire, c’est-à-dire que pour toute image prise, l’autre marcheur devait à son tour réaliser une photographie, mais à 180° de la précédente, sans cadrer et sans modifier les réglages (ouverture, vitesse et netteté). Le recueil ainsi réalisé, intitulé JFK[17] contient 243 paires d’images, retraçant l’environnement de la déambulation. Le lecteur est confronté à un ouvrage dans lequel sont disposées les images l’une contre l’autre, nécessitant de tourner le livre à chaque fois. Cette configuration a la particularité de replacer le lecteur au sein du contexte de la déambulation, entre ces deux représentations diamétralement opposées des paysages traversés. Le livre rend compte de la marche au sein d’un espace dense, celui du centre de la ville, jusqu’à sa périphérie, où les immeubles se distancient, où les espaces verts se font plus présents. Le corps du marcheur, comme celui du lecteur, est enfermé entre ces deux images, ces deux côtés de l’espace traversé. Ce travail n’est pas sans rappeler celui effectué également par Laurent Malone en 2005 à Naples, en Italie[18]. Partant des hauteurs de la ville, il entreprend un transect visuel, l’amenant à descendre pour rejoindre le centre ville en focalisant sa vision sur un point d’arrivée. Rappelons que le transect[19] est une méthode géographique consistant à relever des informations à travers un espace en suivant une ligne droite. Pour cette marche, il se réfère à l’azimut brutal, méthode qu’il emprunte aux légionnaires, consistant à fixer un point et à tout faire pour y arriver. Par le biais d’une caméra, il enregistre tout au long du parcours des plans séquences fixes de 5 secondes. Ces images, laissant entrevoir le point d’arrivée ou bien encore les différents obstacles auxquels le marcheur se confronte, sont autant d’arrêts dans le flux de la marche. Le corps du marcheur semble percevoir et mesurer la réalité qui l’entoure. Il prend conscience de cet environnement et à leur tour, l’espace, les objets et les sujets présents révèlent l’ici et maintenant du corps-propre du marcheur. Ces images montrent à la fois cette évolution dans l’espace, celui de la trajectoire dessinée visuellement en amont de la marche, conduisant petit à petit à entrer dans la densité urbaine, mais aussi elles mesurent le temps de la déambulation. Si avec les modes de transports motorisés, on mesure les déplacements en terme non plus de distance, mais de durée, Laurent Malone replace ici la distance visuelle au cœur du déplacement, l’image devenant ainsi le prolongement de l’œil, sollicité pour évaluer le trajet restant à effectuer. Et si le début de la déambulation laissait entrevoir le point d’arrivée, avec l’entrée dans la ville, l’environnement se resserre et le but du déplacement se noie dans la masse visuelle de l’espace urbain.   Ainsi, l’appareil photographique et la caméra offrent au marcheur la possibilité de replacer le corps au sein d’une mobilité par le biais de la représentation visuelle. Alors que pour certains, la Nouvelle Objectivité correspond à un mouvement photographique ouvrant à l’originalité des points de vue proposés, pour d’autres dont Olivier Lugon[20], cette photographie a su révéler la place de l’image fixe au sein d’un processus en marche, la photographie dépassant ainsi son assimilation à l’art graphique, pour devenir, au même titre que la danse ou la promenade, un art de l’espace et du temps. La Nouvelle Objectivité ne serait donc pas caractérisée par la course à l’originalité formelle, mais aurait cherché avant tout à traduire l’expérience concrète de la vision en mouvement à travers une pratique fondée en premier lieu sur la marche comme construction du regard. L’appareil photographique ne doit pas être considéré comme camera obscura, enregistrant machinalement le cadre sélectionné dans le viseur, mais peut-être pensé aussi comme medium révélant la sensibilité du corps en marche. Preuves en sont les nombreuses expérimentations déambulatoires de Bernard Plossu, donnant lieu à un travail photographique “en mouvement“. Car pour ce nomade, la photographie ne serait pas l’art de l’instant, mais bien un art proche de la danse, inscrit dans une continuité fluide, où l’appareil photographique ne serait là que pour seconder la vision de l’individu et témoignerait de la sensibilité de ce dernier face aux situations rencontrées.   Ce regard mobile dont se pare le marcheur lui sert de guide et d’outil d’orientation au sein des processus mis en œuvre. Lors d’un transect, le regard vient buter contre ces obstacles, dont le corps prend connaissance afin de déterminer les possibilités qui s’offrent alors à lui. Dans la vidéo Walking Napoli/Azimut Brutal de Laurent Malone, la caméra, prolongement de l’œil, fait face à ces murs qui empêchent l’individu de voir le point d’arrivée ; si la ligne droite doit être suivie, il faut trouver un moyen de poursuivre la route. Ainsi, Laurent Malone et Dennis Adams dans JFK n’hésitent pas à s’engloutir sur la voie express afin de rester au plus près de l’axe choisi. Les marcheurs se confrontent alors à l’hostilité des territoires interstitiels, ces parcelles de paysages vernaculaires oubliées. Loin du statut du marcheur de la campagne, suivant le tracé du chemin de terre, le marcheur urbain se confronte à la difficulté de se positionner au sein d’un environnement dont la constitution n’a pas pris en compte la présence de l’individu dénué de véhicule. On ne sera donc pas étonné que ces espaces ne soient pas cartographiés, mais représentés sous la forme de “zones blanches“, chères à Philippe Vasset[21], espaces dépourvus de significations politiques. Ces zones considérées comme vides deviennent peu à peu des ponctuations au sein de la constitution des espaces contemporains dans lesquels le corps rencontre de plus en plus de difficultés à y trouver sa place.      Le corps est mis à l’épreuve quotidiennement au sein d’un environnement et de modes de vie rythmés par le dictat de la machine. Si Paul Virilio dénonce aujourd’hui la perte de la géographie, au profit d’une gestion temporelle du contemporain ne nécessitant plus de penser les distances, c’est parce que pour lui la vitesse règne sur l’organisation de la société. La faille du système contemporain est que la vitesse ne correspond plus à une réalité pensable par l’homme, laissant ainsi à la machine la responsabilité de systèmes, telles que ceux informatisés. Cette organisation prend forme aussi dans l’architecture et la gestion des flux, en transposant dans l’espace ces réseaux de transport ne pensant plus le corps comme individualité sensible, mais bien plus pris dans la masse en mouvement. Aussi, expérimenter corporellement les trajectoires comme nouveaux terrains d’investigations relève aujourd’hui de l’aventure périlleuse. Tel est justement le territoire de prédilection de Laurent Tixador et Abraham Poincheval ayant fait des interstices l’espace privilégié de leurs expérimentations itinérantes. Ces espaces de l’entre-deux peuvent être associés à ce que nomme John Jackson[22] des “paysages vernaculaires“ les distinguant ainsi des paysages politiques normés et contrôlés par le pouvoir étatique. Si les deux artistes interrogent l’aventure au contemporain, c’est toujours en novice, se décontextualisant de ce qui constitue leur quotidien, sans pour autant viser l’exotisme, du moins tel qu’il est d’ordinaire appréhendé par la société. Partant à pied de Nantes, ils entreprennent une marche[23] jusqu’à Metz, en passant par Caen. Equipés tels des campeurs, ils traversent le Nord de la France d’Ouest en Est, affrontant le froid, le poids du matériel et l’hostilité d’un territoire pourtant habité, mais pas pour autant pensé pour le vagabondage. Rappelant les périples du Grand Tour de la jeune bourgeoisie anglaise au XVIIème et  XVIIIème siècle, les deux aventuriers découvrent un monde autre, un ailleurs qui ne se caractérise pas tant par sa distance au territoire connu, qu’à la spécificité de ses fonctions. Le premier soir, partant de Nantes à la nuit tombée, au bout de quelques heures de marche, pensant avoir atteint les murs de la ville depuis un moment, les deux artistes installent leur campement afin d’y passer la nuit. Et ce n’est que le lendemain matin qu’ils se réveillent surpris, dans un jardin public de la ville, semblant ainsi ne jamais cesser, à l’image de ce tout urbain dénoncé par Henri Lefèbvre[24] depuis le milieu du XXème siècle. Et de jour en jour, les rencontres et situations bucoliques s’accumulent. Ils découvrent un environnement mixte, entre un reliquat d’univers paysans, gagné petit à petit par l’émancipation urbaine et des paysages périphériques, constitués de zones commerciales et industrielles, traversées d’autoroutes où il n’est possible d’accéder que par un mode de transport motorisé. Le corps ne peut demeurer dans l’univers autoroutier, du moins ce monde n’a pas pensé sa présence dénuée de machine. Les deux marcheurs le traversent, à hauteur du Parc Astérix et consacrent le passage comme acte symbolique d’accession à un autre territoire. Car cet univers autoroutier n’est pas celui du marcheur, adepte de la lenteur. L’autoroute ne tolère pas un rythme de croisière invitant à la flânerie. La voie rapide et son organisation rectiligne sont la quintessence d’un système clos, constitué de frontières comme autant de stop and go permettant de contrôler la vitesse des usagers. Car la société est aujourd’hui gouvernée par le dictat de la vitesse dont le rythme n’est pas celui du corps humain. Aussi, lorsque Laurent Tixador et Abraham Poincheval appréhrendent la lenteur au sein d’un processus tant artistique que technique et expérimental conduisant les deux acteurs à passer vingt jours sous terre au rythme de creusée d’un mètre quotidien, ils visent à pousser à son paroxysme ce ralentissement. Non seulement ils s’immergent au cœur de la materia prima devenu du même coup le medium du projet et sa finalité, mais ils se coupent d’un univers qui n’admet pas un tel ralentissement. Avec Horizon moins vingt, les deux artistes s’aventurent à éprouver leur corps à la rudesse de conditions physiques extrêmes, prenant forme au sein d’un dispositif complexe, interrogeant la résistance du corps à de telles conditions, mais aussi celle du psychisme à l’isolement.   Si pour ces artistes, leur quotidien est celui propre au milieu de l’art contemporain, dès qu’ils font œuvres, ils cherchent à mettre à l’épreuve leur corps à des environnements certes hostiles, mais aussi à appréhender ces espaces de manière détournée. Si le toit d’un hôtel n’est pas un lieu à haute fréquentation, Tixador et Poincheval ont habité celui d’un building de trente étages durant la biennale de Busan en Corée. Bafouant la météo défavorable et l’inhospitalité d’un sol sur lequel il a été bien difficile d’y installer le matériel de campement, si rudimentaire soit-il, les deux aventuriers ne cessent d’expérimenter l’habitabilité du contemporain. Car aujourd’hui, à l’ère de la mobilité généralisée, les corps, de fait mobile, semblent souffrir de la montée en crescendo de territoires de plus en plus inhabitables. La pensée du contemporain conduit à interroger les modes d’organisation auxquels les individus sont soumis. Mais ces derniers ne sont pas tant pensés comme corps propre, que comme élément constituant d’une masse mobile, alors que pourtant les modes de vies conduisent de plus en plus à un individualisme généralisé. Aussi, Tixador et Poincheval tentent l’isolement et font se confronter, non pas tant le corps et la nature, mais bien le corps et la culture du contemporain déterminant l’art de faire aujourd’hui. Car marcher aujourd’hui comme acte conscient, n’est pas tant un moyen d’activer la pensée, qu’une lutte constante contre l’environnement hostile au corps esseulé. Et pourtant, la marche a l’avantage de replacer le corps comme mesure d’un temps et d’un espace dont les proportions et la gestion prennent de moins en moins en compte cet instrument de mesure originel.   Replacer le corps au centre du dispositif artistique conduit à réinterroger le rapport sensible se créant entre l’individu et le cadre spatio-temporel du contemporain. La marche comme acte de présence au monde, mais aussi comme processus de perception de ce dernier, invite à redéfinir les représentations possibles du contemporain. Ces artistes itinérants favorisent le plus souvent des démarches artistiques au sein desquelles le corps reste le medium de prédilection. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils ne mettent pas à l’épreuve ce rapport sensible se tissant entre la kinesthésie et la perception visuelle d’un corps en mouvement. Cette approche husserlienne nous amène à percevoir l’émergence dans le champ de l’art de pratiques venant interroger les possibilités qui s’offrent à l’individu au sein d’une organisation sociétale semblant pourtant ignorer  le corps comme mesure d’un temps et d’un espace. Ces tactiques d’exploration des trajectoires se révèlent être des modes de résistance à une pratique imposée des “modes de faire“ au sein du contemporain. Au-delà de la relation établie entre la marche et la création, on serait tenté de penser qu’une telle pratique déambulatoire aujourd’hui, comme acte artistique et dans une moindre mesure politique, donnerait lieu à penser que marcher, c’est aussi résister.
[1] Edmund Husserl, Recherches Phénoménologiques pour la constitution, Ideen II, tr. fr. Paris, PUF, 1982, p.380. [2] David Le Breton, « Les marcheurs d’horizon », in La Marche, la vie, Solitaire ou solidaire, ce geste fondateur, Paris, Autrement, 1997, p.126.   [3] Edmund Husserl, « L’Importance des systèmes kinesthésiques pour la constitution de l’objet de perception », in Chose et Espace, Leçons de 1907, tr. fr., Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1989, p. 189. [4] Paul Virilio, Esthétique de la disparition, Paris, Galilée, 1989. [5] Paul Virilio, La Machine de vision, Paris, Galilée, 1988. [6] Jordan Crandall, « Vision Armée », Multitudes, n°15, Hiver 2004, p.63. [7] Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire (1782), Paris, Gallimard, 1972. [8] Henry David Thoreau, De la marche (1862), tr. fr., Paris, Arthème Fayard, collection « Mille et une nuits », 2003. [9] Karl Gottlob Schelle, L’Art de se promener (1802), tr. fr., Paris, Payot&Rivages, 1996. [10] http://www.icimeme.org/ [11] Exposition-workshop présentée à la galerie Michel Journiac, Université Paris 1, La Sorbonne. http://galeriemicheljourniac.sup.fr/ [12] Terme emprunté à Thierry Davila, Marcher, créer, Déplacement, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, Paris, Editions du Regard, 2002. [13] Nous faisons ici référence aux thèses développées par Henri Lefèbvre sur le passage au 20ème siècle à un territoire totalement urbanisé. Cf La Révolution Urbaine, Paris, Gallimard, 1970. [14] http://gustavociriaco.com [15] David Le Breton, Eloge de la marche, Paris, Métailié, 2000, p. 34. [16] David Le Breton, ibid, p. 19. [17] Dennis Adams et Laurent Malone, JFK, Marseille, Editions IntegraleLaurentMalone, 2002. [18] Laurent Malone, Walking Napoli/Azimut Brutal, 2005. www.laurentmalone.com [19] Définition issue de Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Roger Brunet, R. Ferras, H.Thery, Paris, Reclus/La Documentation Française, 1992. Citée par Laurent Malone in www.laurentmalone.com [20] Olivier Lugon, «  Le marcheur, piétons et photographes au sein des avant-gardes, in Etudes Photographiques n°8, Paris, Novembre 2000. [21] Philippe Vasset, Un livre blanc, Paris, Fayard, 2007. Dans cet ouvrage, l’auteur y décrit les nombreuses zones restées blanches sur le cadastre de l’Ile-de-France. Se rendant sur le terrain, il rend compte de l’existence de ces territoires interstitiels. [22] John Brinckerhoff Jackson, A la découverte du paysage vernaculaire, Yale University Press, New Haven et Londres, 1984, tr. fr., Paris Acte Sud / ENSP, 2003. [23] Laurent Tixador et Abraham Poincheval, L’Inconnu des grands horizons, Paris, Editions Michel Paverey, 2003. [24] Henri Lefèbvre, op.cit.
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