Pour un art de l’entre-deux

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« Pour un art de l’entre-deux. Sandra Calligaro, Mathieu Pernot et The Silent University », les Carnets de géographie n°7, « Les espaces de l’entre-deux » coordonné par Julie Le Gall et Lionel Rougé, publication en ligne http://www.carnetsdegeographes.org/carnets_lectures/lect_07_04_Soichet.php

Bien qu’elle s’exerce en marge des médias de masse, une partie de la photographie dite contemporaine voire plasticienne (Baqué, 1998) s’inspire de l’actualité pour produire. Tout en s’opposant à la démarche de ceux qui, armés de leur appareil photographique, traquent l’image qui paraîtra au plus vite dans la presse, les artistes qui s’émancipent de cette pratique empruntent tout de même à ces chasseurs d’images la question de l’immigration clandestine. Alors que ce thème fait la une des médias régulièrement, le champ de l’art contemporain, et notamment de la photographie, tente d’y apporter d’autres éclairages. Nombreux sont les travaux portant sur le sujet et réalisés depuis une dizaine d’années qui donnent à voir les espaces dans lesquels ces migrants tentent de vivre. Les questions qu’ils soulèvent sont les suivantes : Comment la photographie peut-elle traduire l’expérience vécue dans les espaces de l’entre-deux de la migration ? En quoi l’art pourrait-il être un espace de réflexion sur la situation des populations en transit ? Il sera ici question de présenter le fruit de démarches artistiques récentes interrogeant la spécificité de ces espaces et leur mode de diffusion sous la forme d’expositions, éditions ou encore performances.
Alors que les flux migratoires ne cessent de s’accroître en raison des catastrophes climatiques, de la pénurie alimentaire ou encore de conflits, se construisent des lieux de l’attente : camps de réfugiés, de transit, hébergements précaires pour une population déplacée. Michel Agier a consacré de nombreux articles à ce sujet en portant son attention sur ces lieux de l’entre-deux, pensés pour être provisoires mais dans lesquels les populations vivent de plus en longtemps (Agier 2008). En parallèle de ces camps et autres lieux créés par des instances gouvernementales, se mettent en place des campements illicites, repères des communautés en transit. Depuis le milieu des années 2000, le square Villemin à Paris dans le Xe arrondissement est fréquenté par de nombreux Afghans, au point que le quotidien Libération a intitulé un de ses articles en 2009 : « Square Villemin ; petit Kaboul parisien» (Coroller, 2009). Faisant l’objet de nombreux articles dans la presse, la situation a également été traitée par des photographes et artistes. Parmi eux, Sandra Calligaro (www.sandracalligaro.com), photographe ayant séjourné durant sept ans à Kaboul et ayant parcouru l’Afghanistan, a présenté au printemps 2014 dans le Lieu d’Engagement Artistique Confluences à Paris l’exposition From Kaboul with Love retraçant l’ensemble du travail mené dans ce pays. Aux photographies exposées au mur qui rendent compte, sous la forme sérielle, de plusieurs sujets abordés, font écho des reproductions de publications issues de différents journaux et magazines et présentées sous verre en contrebas des images. Parmi les nombreuses séries plus ou moins influencées par une démarche de photographie de reportage, elle a réalisé en 2009 et 2010 un travail portant sur les migrants afghans venus en France. Pour ce faire, elle a rencontré les jeunes hommes à Paris ou en banlieue, puis elle est allée à la rencontre de leur famille restée en Afghanistan.
La série se présente sous la forme d’un diptyque constitué de la photographie de l’Afghan exilé en France, d’un côté, et de l’image représentant sa famille restée en Afghanistan, de l’autre côté. Dans les photographies prises en Afghanistan, des intérieurs épurés ne disposant que du strict nécessaire, une cour poussiéreuse ou encore une étendue aride. Dans celles faites en France, les jeunes hommes sont photographiés dans le square Villemin ou dans leur foyer pour ceux qui sont hébergés. L’arrière-plan de l’image laisse voir l’espace environnant : aucune appropriation de l’espace, même lorsqu’il s’agit d’une chambre. On aperçoit parfois sur certaines photographies quelques effets personnels : un sac à dos, une paire de chaussures ou encore un drapeau afghan. Qu’ils soient en extérieur ou dans une chambre, les jeunes hommes sont photographiés dans des lieux de passage ou d’attente, un endroit qui s’apparentent au non-lieu –  tel qu’il est défini par Marc Augé – qui désigne par ce terme deux réalités complémentaires mais distinctes : « des espaces constitués en rapport à certaines fins (transport, transit, commerce, loisir), et le rapport que les individus entretiennent avec ces espaces » (Augé, 1992). Il s’agit de lieux au sein desquels d’ordinaire on ne demeure pas : des logements précaires et provisoires tels que les chambres d’hôtels, foyers résidentiels et camps de réfugiés. Les images de Sandra Calligaro laissent transparaître à la fois la perte du lieu où vivre, du chez soi et l’inscription dans un entre-deux spatial et temporel. Les textes accompagnant les photographies narrent la situation des deux côtés du monde sous la forme d’un récit d’une demi-page écrit à la troisième personne. Ils  mettent en évidence la complexité de la mission confiée aux jeunes hommes migrants : avoir une vie meilleure ailleurs et par là faire en sorte que leurs proches puissent en bénéficier. Ils révèlent la complexité du rapport au lieu de vie hostile d’un côté comme de l’autre.
Les choix de présentation pour l’exposition, à savoir deux photographies légendées composant un diptyque accompagné du texte, contribuent à interroger avec justesse le rapport complexe à l’espace de vie. Le regard passe d’un lieu à l’autre, de la terre d’origine à la terre d’asile espérée. Au sein de l’exposition Kaboul with Love, la série participe de la réflexion sur la représentation des migrants. La coprésence des photographies accrochées au mur et des reproductions des publications dans la presse (Calligaro, 2011) interroge le statut de l’image et sa polysémie : ces photographies ont dans un premier temps permis d’aborder le problème de la présence de sans-papiers Afghans dans un square parisien et, quelques années après, dans le cadre d’une exposition, elles contribuent à une réflexion sur la situation des afghans aujourd’hui. La série dialogue avec les autres travaux de la photographe et prend place dans un projet plus vaste consacrée à l’émergence d’une classe moyenne afghane tournée de plus en plus vers l’Occident.
Sur une thématique similaire, le travail de Mathieu Pernot a fait l’objet de plusieurs expositions dernièrement (www.mathieupernot.com). Parmi elles, La Traversée présentée au Jeu de Paume du 11 février au 30 mai 2014, a été l’occasion de mettre en évidence le fil rouge de la démarche de l’artiste : s’inspirant de l’Histoire, utilisant régulièrement l’archive comme source d’inspiration, il produit des récits en s’attachant à détourner les codes de la photographie documentaire. La sélection proposée pour La Traversée se présente comme « la mise en forme d’une histoire contemporaine incarnée par des personnages vivant à sa marge» (www.jeudepaume.org). A ce titre, plusieurs séries rendent hommage à la communauté tsigane. Son intérêt pour le sujet est né de la rencontre avec une famille de gens du voyage photographiée durant plusieurs années à Arles – où le photographe a été étudiant. Outre les séries portant sur la condition des tsiganes, il a également exposé un travail sur la situation des migrants d’origine afghane en France. En 2009, il a photographié les corps assoupis des Afghans au lever du jour dans le square Villemin pour la série Les Migrants. Aucun visage n’apparaît, ni aucune partie des corps entièrement recouverts par des draps, couvertures ou sacs de couchage. Pour le livre Les migrants, Mathieu Pernot a associé cette série à celle intitulée La Jungle réalisée à Calais en 2009-2010 (Pernot, 2012). Les images représentent la forêt portant les stigmates d’une occupation récente. Les photographies de nature investie et de corps ensevelis sont accompagnées de reproductions d’un journal de bord d’un jeune Afghan confié au photographe et d’extraits d’un cahier de cours de français. A travers la liste de mots et des phrases dictées, la condition de vie de ces refugiés apparaît en filigrane : « mon ami est parti dans autreville je peur j ai mal ou vas-tu ? je cherche un travaille IL NE FAUT PAS MENTIR »
Si les photographies nous confrontent à la condition des migrants sans-papier, ces mots témoignent de leur quotidien, de leurs aspirations et craintes. La force du texte permet aux images d’atteindre une autre dimension, de donner corps à ces individus à terre, dont les couchages de fortune font tristement référence au linceul. La mise en perspective des images et des textes contribue à construire un espace métaphorique, une espèce d’espace de l’entre-deux où le lecteur est invité à imaginer les conditions de vie de ces hommes : qui se cache derrière ce récit de vie ? Qui de ces hommes dont on n’aperçoit même pas la peau parvient à avoir le courage de suivre des cours de français ? Le livre est un objet en dur qui a vocation à durer, ce qui lui confère une dimension mnémonique. Comme les archives que Mathieu Pernot utilise pour ses travaux, le livre Les Migrants a l’ambition de demeurer un espace de conservation de l’histoire complexe de ces individus en exil.       L’exposition et le livre se présentent comme des alternatives à la médiatisation de masse de la thématique migratoire, mais ils ont en revanche l’inconvénient de ne pas offrir à ces migrants un espace de parole dont ils seraient à l’initiative. Tout en s’inscrivant dans le champ de l’art, des projets d’ordre politique, économique et citoyen tentent d’y remédier. Parmi eux, The Silent University (thesilentuniversity.org) semble offrir un espace dédié à la prise en compte de la situation d’une population immigrée en mal de reconnaissance. Organisation indépendante hébergée par des institutions culturelles – à Londres, à la Tensta Konsthall dans la Banlieue de Stockholm, à Berlin et à Montreuil, au centre d’art contemporain le 116 – The Silent University est fondée sur l’échange de savoirs et de compétences professionnelles. Créée par l’artiste kurde Ahmet Ögüt, le projet consiste à reproduire les conditions d’une vraie université mettant à la disposition de chacun des connaissances variées. Elle rend la parole à des personnes apatrides, réfugiées ou immigrées, exclues de l’enseignement du fait de leurs conditions précaires. Cette université particulière valorise l’échange de connaissances ; elle offre à qui le souhaite l’opportunité de donner et de recevoir. Il s’agit souvent de personnes souffrant de ne pouvoir mettre à profit leur savoir, les connaissances acquises dans leur pays d’origine non reconnus dans le pays d’accueil. C’est à ce titre que le 116 à Montreuil héberge en son sein, et ce depuis son ouverture en 2013, les membres de The Silent University (www.le116-montreuil.fr/silent-university). L’organisation pourrait s’apparenter à une hétérotopie en tant qu’elle semble appartenir à ces « lieux qui sont hors de tous les lieux bien que pourtant ils soient effectivement localisables» (Foucault, 1984 : 46-49). Du fait de la spécificité de la démarche, ce lieu serait qualifiable de « nulle part » ou de lieu qui englobe une part de mystère quant à ce qui s’y déroule ; l’hétérotopie, ne l’oublions pas, étant la localisation physique de l’utopie.
The Silent University ne s’inscrit pas dans le schéma classique de la production d’une œuvre et de sa monstration à un public, mais prend la forme d’un concept et d’une présence continue en association avec une structure culturelle. Cette université alternative dispose de locaux et se présente comme un espace d’échanges et de ressources à la disposition des migrants. Le projet étant récent, il reste à voir s’il parvient à durer. Pour l’artiste kurde qui en est à l’origine, il ne s’agit pas tant de produire une forme pérenne que d’agir face à la situation avec les outils mis à la disposition du milieu de l’art. Les migrants deviennent acteurs du projet et cela prend place dans un endroit qui n’est plus un non-lieu mais devient un espace tel que l’entend Michel de Certeau, c’est-à-dire un lieu pratiqué (Certeau, 1990 : 173). La localisation d’une telle initiative au sein de centre d’art contemporain le positionne dans un espace intermédiaire au sein duquel des initiatives expérimentales ont droit de cité. En effet, l’entrée dans un espace d’exposition conditionne l’acception des règles qui le régissent, soit l’omniprésence de l’imaginaire. Tout en abordant la société, l’art ouvre la voie à un espace de l’entre-deux dans lequel artistes comme esthètes peuvent envisager modifier les règles du réel. La photographie et le texte sont des micro-espaces de l’entre-deux où l’artiste peut se permettre de porter un autre regard sur le monde. Des initiatives comme celle de Ahmet Ögüt vont jusqu’à changer le rapport entretenu au lieu d’exposition pour en faire une utopie.     La présentation et l’analyse de ces différents travaux récents portant sur des espaces que l’on pourrait qualifier d’entre-deux où sont représentés les migrants ont permis de révéler les modes opératoires que les artistes convoquent pour mettre à jour une situation. Ils se lisent à plusieurs niveaux : le choix du sujet abordé, la manière dont l’espace est représenté et les modes de diffusion des œuvres réalisées. Avec The Silent University, on a affaire davantage à une forme impalpable, qui relève davantage d’une action performative. La dimension politique du propos comme son inscription dans l’institution culturelle laissent à penser que le champ de l’art est un espace de prédilection pour la mise en place de démarches socialement et politiquement innovantes. En effet, il offre un espace de réflexion et de dialogue qui peut être pris en main par les migrants eux-mêmes. Il s’agirait alors d’offrir un espace qui conférerait aux individus migrants un rôle et un statut au sein de la société.     Bibliographie Agier M. (2008), « Les camps du XXIème siècle. Couloirs, sas et frontières de l’exil intérieur »,  in Raymond Depardon et Paul Virilio, Terre Natale. Ailleurs commence ici, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2008. Augé M. (1992), Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, le Seuil. Baqué D. (1998), La photographie plasticienne, l’extrême contemporain, Paris, Editions du Regard. Calligaro S. (2011), « Endstation Park », Neon (Allemagne) n°99, mai 2011. Certeau de M. (1990), l’Invention du quotidien, 1, Arts de faire, Paris, Gallimard. Coroller C. (2009), « Square Villemin, petit Kaboul parisien », in Libération, du 2 mars 2009. Foucault M. (1984), « Dits et écrits 1984,  Des espaces autres (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967) », in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp.46-49. Pernot M. (2012), Les migrants, Guingamp, Editions GwinZegal.  
Sites des artistes
http://www.sandracalligaro.com/
http://www.mathieupernot.com/
http://thesilentuniversity.org/
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